La filière du vin sous la menace du démantèlement tarifaire

Une guerre concurrentielle à armes inégales s’annonce entre le vin marocain et son concurrent européen. Estimées actuellement à 8%, les importations de l’Union européenne, premier producteur mondial du vin, profiteront en 2022 de droits de douane à taux zéro. La filière marocaine pèse 1,5 milliard de DH et emploie plus de 10 000 personnes entre amont agricole et aval industriel.
Face à la sérieuse menace qui pèse sur leur business, ils ne mettront plus de l’eau dans leur vin. Ils, ce sont les opérateurs de la filière du vin au Maroc. «Aujourd’hui, les importations représentent 8% de la consommation nationale des vins, mais d’ici 2022, celles-ci vont monter en puissance, voire dominer facilement le marché, grâce au démantèlement tarifaire combiné aux prix excessivement bas», explique Omar Aouad, secrétaire général de l’Association des producteurs de raisins au Maroc (ASPRAM) et dirigeant des Celliers de Meknès.
Fixés à 14,7% en 2019, les droits de douane sur les vins européens (voire encadré) seront démantelés graduellement pour tomber à 0% le 1er octobre 2022, conformément à l’Accord entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc relatif aux mesures de libéralisation réciproques en matière de produits agricoles, de produits agricoles transformés, de poissons et de produits de la pêche. Des vins très compétitifs défiant toute concurrence, à en croire notre interlocuteur. A l’opposé, les vins produits au Maroc le sont beaucoup moins, du fait des quantités modestes et des difficultés de la filière marocaine.
Baisse drastique de la superficie plantée
Face à cette situation, d’aucuns seront tentés de s’interroger si le Maroc ne s’est-il pas tiré une balle dans le pied en ouvrant le marché du vin ? Tout porte à le croire, si l’on se fie aux opérateurs marocains. La raison ? «Il est impossible pour le Maroc de concurrencer des pays comme l’Espagne, qui produit à elle seule pas moins de 40 millions d’hectolitres dont la moitié est orientée vers l’export. Et ce, pour plusieurs raisons objectives, mais aussi à cause de certaines pratiques anticoncurrentielles», déplore un industriel sous couvert d’anonymat. Selon lui, les vins européens sont généreusement subventionnés de l’amont agricole jusqu’à l’aval industriel. A commencer par les plants qui sont quasi-gratuits et les aides dédiées aux traitements phytosanitaires. De même, les unités industrielles sont subventionnées à hauteur de 50%. «Avec des procédés classiques de surfacturation, la subvention peut monter facilement jusqu’à 70%», surenchérit notre source.
Les producteurs marocains ne sont pas les seuls à se plaindre des aides européennes qui faussent le jeu de la concurrence. En fait, les Chinois ont engagé un bras de fer avec l’UE dès 2012, en demandant l’ouverture d’une enquête antidumping visant les importations européennes. En 2014, les deux parties vont conclure un accord à l’amiable, en vertu duquel les Européens se sont engagés à apporter un soutien technique à la filière chinoise, en échange de l’abandon de l’enquête. «Les subventions dont bénéficient nos concurrents sont telles que ce sera le pot de fer contre le pot de terre, en 2022», tonne Omar Aouad.
Au Maroc, la filière viticole ne bénéficie d’aucun programme d’appui, à l’exception des subventions touchant les projets d’irrigation. En effet, la filière qui emploie près de 10 000 ouvriers agricoles permanents et rapporte 1,5 milliard de DH, est l’une des rares filières agricoles à ne pas bénéficier d’un contrat-programme dans le cadre du Plan Maroc Vert. «Les surfaces se réduisent comme peau de chagrin, passant de 55000 à 7 000 hectares entre les années 70 et aujourd’hui», soutient le dirigeant de la filiale du groupe fondé par Brahim Zniber.
En clair, les gros producteurs marocains ne plantent plus, vu que le coût devient impossible à supporter, à l’aune de l’ouverture – mal préparée – du marché marocain. Un marché dont la moitié est dominée par les vins entrée de gamme ; vendus à partir de 35 DH. «C’est sur le segment entrée de gamme que nous ne pourrions jamais concurrencer les vins européens, en l’occurrence espagnols. Sur les autres segments, nous pouvons résister», explique M. Aouad. A l’export, le tableau n’est pas plus reluisant. Là encore, la filière marocaine du vin reste handicapée par la petite taille des exploitations et l’absence d’accompagnement public.
Des mesures de défense commerciale à la rescousse
Il faut dire que la descente aux enfers du secteur viticole s’explique surtout par la diminution de la consommation, selon les professionnels. Au début des années 80, celle-ci était d’environ 500000 hl au début des années 80, contre 367 710 hl actuellement, sous l’effet de plusieurs augmentations successives de la taxe intérieure de consommation (TIC), toujours selon l’ASPRAM (voire encadré 2).
Interrogé par La Vie éco, un opérateur ayant pris part aux négociations entre le Maroc et l’Union européenne en 2009 et 2010, déplore le fait que le vin ait été exclu des produits agricoles bénéficiant d’une protection spéciale, à l’instar du lait, des viandes, des céréales et de l’huile de d’olive. Une protection qui aurait permis au vin «Made in Morocco» de se mettre à niveau, mais il n’est jamais trop tard pour bien faire, estime le secrétaire général de l’ASPRAM. «Il y a deux solutions viables : soit nous bénéficions du même niveau de soutien, et dans ce cas, nous serions favorables à zéro droit de douane dès aujourd’hui, ou bien il faut songer à activer une des trois mesures de défense commerciale», commente le secrétaire général de l’association. «Le risque avéré de l’augmentation significative des importations dans les années à venir aura pour effet de faire disparaître l’amont agricole, et à terme l’amont industriel», prévient-il.
D’après les chiffres de la Commission européenne, l’UE est le premier producteur mondial de vin avec une part de 61,3% de la production mondiale en 2018. Entre 2013 et 2017, la production annuelle moyenne se situait à 168 millions d’hectolitres. En 2017, elle représentait 44,3% des superficies viticoles, 56% de la production, 54% de la consommation mondiale et 74,7% des exportations au niveau mondial.
Selon la même source, les prix du vin espagnol – perçu par les producteurs marocains comme le plus menaçant – continuent de baisser durant le premier trimestre de 2019 (-10%). Entre décembre 2018 et décembre 2017, le prix du vin espagnol entrée de gamme a baissé de 4,42 à 3,96 euros. Si cette tendance – qui a commencé fin 2014 – se poursuit à moyen terme d’ici 2022, le vin ibérique pourra s’écouler au Maroc à des prix extrêmement bas, selon Omar Aouad.
Collectées par la Douane, les recettes de la TIC sur les vins ont rapporté à l’Etat, en 2018, pas moins de 257,4 millions de DH pour un volume de 367 710 hectolitres. A noter que la quotité s’élève actuellement à 700 DH/hl, contre seulement 260 DH en 2009. Pour leur part, les bières rapportent 817,3 millions de DH aux caisses de l’Etat pour un volume de 908081 hectolitres. Celles-ci s’acquittent d’une quotité de 900 DH/hl. Du côté des autres boissons alcoolisées, dont les spiritueux, la recette atteint 328,7 millions de DH pour un volume de 21 916 hectolitres. Au total, près de 1,4 milliard de DH ont renfloué les caisses de l’Etat en 2018 au titre de la TIC sur l’alcool. Soit quasiment le même montant qu’en 2017.