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Affaires

Concurrence : le double jeu du gouvernement

Le ministère des affaires économiques a renforcé les prérogatives de sa direction des prix alors que le Conseil de la concurrence se borne à  rendre des avis consultatifs.
Les membres du conseil attendent depuis deux mois que le Premier ministre se prononce sur les amendements
à  la loi sur la concurrence qui permettraient
à  l’organe
de régulation
de jouer son rôle.

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Le 20 Août 2008, les opérateurs économiques qui suivaient le discours du Souverain poussaient un ouf de soulagement : le Roi appelait à la redynamisation du Conseil de la concurrence, créé huit ans auparavant et qui n’avait jusque-là existé que sur papier. La nomination le lendemain d’un nouveau président lui prédisait un rôle important et une mission déterminante dans le paysage économique et le monde de l’entreprise. C’était sans compter avec les pesanteurs du système. Quinze mois plus tard, le Conseil de la concurrence n’arrive toujours pas à s’imposer en tant que puissante autorité de régulation socio-économique, comme c’est le cas ailleurs. Ses actions se limitent encore et toujours à rendre des avis et seulement quand on le lui demande. Il n’a aucun pouvoir de s’autosaisir des questions de concurrence, encore moins d’engager des enquêtes et d’exécuter ses propres décisions. Bref, l’idée qu’on se faisait de ce conseil au lendemain du discours royal ne s’est jamais concrétisée. Opérationnel depuis janvier dernier, le conseil a traité quelques affaires et surtout entrepris des tournées régionales pour sensibiliser les opérateurs sur les enjeux de la concurrence. A Marrakech, du 3 au 5 décembre courant, se tient un colloque, à l’initiative dudit conseil -avec la participation du ministère des affaires économiques et générales- et ayant pour thème «Politique de la concurrence et régulation économique, vecteurs d’émergence». Emergence ? Il faut d’abord qu’un vrai Conseil de la concurrence émerge…

Chronique d’un échec programmé
Le président du Conseil de la concurrence, Abdelali Benamour, reconnaît d’ailleurs les faiblesses de l’organe qu’il dirige. «Dans sa configuration actuelle, le conseil ne peut que jouer un petit rôle d’accompagnement», indique-t-il (lire encadré). Est-on en train de s’acheminer vers un nouvel échec ? Il est certes prématuré de l’avancer, mais des signes sont là pour tirer la sonnette d’alarme.
D’autant plus urgent que le Maroc avait déjà raté sa première chance de mettre en place un organisme crédible capable de répondre aux défis majeurs dans lesquels l’économie était engagée. En 1999, le gouvernement avait annoncé la création du conseil. A l’époque, il faut le dire, le monde des affaires n’était pas chaud pour un tel projet. Normal pour des entreprises qui venaient à peine de sortir d’un régime de contrôle des prix. «Lequel a démontré d’ailleurs son inefficacité aussi bien pour le contrôle de l’inflation et de la sauvegarde du pouvoir d’achat des salariés que pour l’administration de l’économie», commente un économiste. Pour les entreprises, l’établissement d’un Conseil de la concurrence signifiait le retour d’une autre forme de contrôle dont elles ignoraient d’ailleurs ce que serait l’impact sur leurs activités. Mais ce n’est pas cette réticence des milieux économiques qui sera à l’origine de l’échec de cette expérience. L’absence d’une véritable volonté politique, en dehors de l’enthousiasme affiché, en était la principale cause. La «vie» du conseil a ainsi duré le temps de quatre séances consacrées à la gestion administrative. «On s’était réuni pour parler du règlement intérieur, des locaux et du budget du conseil», se souvient un ancien membre de l’éphémère conseil.
Il faut dire qu’avant la réactivation du conseil en août 2008, la mission de régulation de la concurrence était assurée par le gouvernement, précisément par une direction au sein du ministère des affaires générales et économiques. Celle-là même qui assurait le contrôle des prix. Dans les mois qui ont suivi ce 20 Août 2008, on s’attendait à ce que toutes les dispositions soient prises pour mettre en œuvre les recommandations royales. On s’y est mis effectivement puisqu’en janvier 2009 le Premier ministre a installé les membres de la nouvelle instance. La tâche s’avérait facile d’autant que les milieux économiques n’affichent plus des réticences comme auparavant. Appelés à s’adapter à une conjoncture économique de plus en plus concurrentielle, la majorité des opérateurs aspirent à un climat plus transparent où sont préservées les règles du jeu de la libre compétition.
Sauf que les textes de loi qui régissent le conseil n’ont pas changé. Contrairement à ses semblables dans d’autres pays, le conseil est dépourvu des compétences qui lui permettraient de jouer pleinement ce rôle de régulateur de la concurrence. «S’il n’y a pas de changement des textes actuels, l’autorité de la concurrence ne remplira pas sa fonction comme cela devrait être par rapport aux conditions de préparation du tissu économique pour les échéances qui l’attendent et par rapport aux engagements du Maroc vis-à-vis de l’international», affirme M. Benamour. Il faut rappeler que dès sa nomination, le président avait donné le ton en indiquant que sa mission n’aurait aucun sens si le Conseil de la concurrence n’était pas doté de réels pouvoirs, laissant même entendre en privé qu’il mettrait en jeu son poste si cet objectif n’était pas atteint.

La réforme des textes ? Elle s’applique au détriment du conseil…
Aujourd’hui, l’enjeu majeur du conseil est celui de la case départ : changer les textes actuels. M. Benamour a beau défendre l’importance de l’action actuelle de son instance, en l’absence de ce qui constitue le fondement et l’essence même de son action, rien n’y fait. «Une réforme du système de régulation de la concurrence suppose davantage de concentration des responsabilités, d’attributions et de moyens au sein d’une institution dotée de compétences nouvelles et renforcée dans son pouvoir d’enquête. L’ambition est de rapprocher la situation du Maroc de celle des pays ayant adopté les meilleurs standards», souligne un ancien ministre.
Il faut dire que des propositions d’amendement de la loi 06-99 sur la liberté de prix et de la concurrence ont été présentées au Premier ministre depuis la rentrée. Elles suggèrent de confier au conseil le pouvoir de prendre des décisions ; de s’autosaisir ; d’engager des enquêtes; de prendre, d’appliquer et de publier les décisions ; et de jouir de son autonomie administrative par rapport à la Primature. Depuis, les dirigeants du conseil attendent la réponse du chef de l’exécutif. Et il semble bien que la réponse d’Abbas El Fassi ne viendra pas de sitôt, car des signes démontrent que, contrairement à l’enthousiasme apparent, le gouvernement lui-même n’est pas prêt à traduire ses promesses par des actes. Au contraire. Sinon, comment expliquer que dans les mois qui ont suivi l’institution du nouveau conseil, le ministère des affaires générales s’est employé à renforcer les compétences de sa direction de la concurrence ? Ainsi, le 21 mai 2009, un premier décret a été adopté avec pour objet de modifier l’intitulé de la direction qui prend également en charge la concurrence. Les attributions de ladite direction sont considérablement renforcées. Outre ses prérogatives dans le «domaine des prix», cette direction se voit attribuer la mission de l’élaboration et de l’application des projets législatifs et réglementaires relatifs à la concurrence et à la transparence des relations commerciales entre professionnels. Elle est chargée également de l’examen et de l’analyse des pratiques anticoncurrentielles, ainsi que de la notification, de l’examen et du contrôle des opérations de concentration économique. La programmation et l’élaboration des enquêtes relatives à «la concurrence à l’échelon national et sectoriel» relèvent aussi de ses compétences, de même que la préparation des dossiers de saisines pour le Conseil de la concurrence et pour la justice.
Coïncidence ? Peut-être, mais le choix du timing ne manque pas d’intriguer puisque l’administration avait toute la latitude de le faire pendant les huit années durant lesquelles le conseil était en léthargie.
Autre fait, plus récent lui, qui surprend : un amendement à la loi 06-99 adopté, il y a quelques jours, par la Chambre des conseillers qui consolide les compétences de la direction et consacre, noir sur blanc, le caractère consultatif du conseil. Certains y voient un message clair de l’administration : conseil ou pas, c’est la direction qui est le maître à bord.

Un conseil décisionnel ? Certainement pas avant 2012
Au ministère des affaires économique et générales, on botte en touche, invoquant une organisation tripartite. «La question de l’autorité est traitée de manière complémentaire par le biais de trois organes: le premier ministre assure le pouvoir décisionnel, la direction se charge de l’investigation et le conseil est sollicité pour avis sur les différentes affaires», souligne un haut responsable de ce ministère.
Le premier ministre se conforme à cette hiérarchie. Pour chaque affaire, il envoie le dossier à la direction des prix et de la concurrence qui engage l’enquête et ce n’est qu’après qu’il renvoie une copie au conseil pour lui demander son avis. C’est ce qui est arrivé avec le dossier du livre scolaire. «L’étude réalisée par la direction nous a été remise pour consultation alors qu’on ne nous a même pas expliqué les motivations de l’enquête», remarque, offensé un membre du conseil. Et de s’interroger : «Comment voulez-vous que le conseil soit crédible si on lui remet pour avis des études faites sans qu’il puisse engager sa propre enquête et sans en contrôler le processus ?».
Selon une source proche de la Primature, la volonté politique est là, mais il n’est pas question pour le moment de transférer ce pouvoir décisionnel au Conseil de la concurrence. Motif : les conditions ne sont pas réunies pour passer à cette phase, estime-t-on. Plus concrètement, on considère que le pays manque encore d’une culture de concurrence. «Les gens ne connaissent pas encore les enjeux et la plupart prennent les pratiques déloyales et anti-concurrentielles qu’ils ont l’habitude de voir de manière courante pour des pratiques ordinaires», explique ce responsable de la Primature ; avant d’ajouter que «la priorité doit être accordée d’abord à l’éducation et la sensibilisation dans ce domaine». Une manière d’infantiliser le conseil…
Selon les informations en notre possession, il faut attendre une à deux années avant d’imaginer la possibilité de déléguer les pouvoirs réels de la régulation de la concurrence au conseil, notamment celui de décision, d’autosaisine et des enquêtes. Autrement dit, l’idée d’un conseil indépendant et fort ne peut se concevoir avec le gouvernement de Abbas El Fassi dont le mandat expire en 2012. Une telle attitude cache mal un double langage : d’une part, un discours qui laisse supposer que le gouvernement est profondément attaché à appuyer le conseil et à le doter de compétences réglementaires, d’autre part, des messages ambigus accompagnés d’actions qui, en consolidant les prérogatives d’un ministère, forcément sous la coupe du politique, remettent en cause l’engagement de ce même gouvernement de se doter d’outils de régulation véritablement indépendants.