Ce que nous aura coûté le dialogue social

Le personnel du ministère de l’Education nationale a bénéficié de plus de 8 milliards de DH.
Le pouvoir d’achat des fonctionnaires a crû au rythme de 4 % par an.
Fin 2006, après la concrétisation des engagements pris, les dépenses
salariales devraient croître de 2 % par an, contre 11 % en 2003.
Entre 1996 et 2005, la masse salariale dans la fonction publique a quasiment doublé passant de 33,3 milliards de dirhams à 59,3 milliards de dirhams, soit 12,8 % du PIB, 60,7 % des recettes ordinaires, 37 % du budget général et, tenez-vous bien, 312 % du budget d’investissement.
Sur cette enveloppe, plus de 11 milliards de DH sont dus aux augmentations décidées dans le cadre du dialogue social, stricto sensu, et 9 milliards aux revalorisations indirectement générées par ce même dialogue social, afin d’éviter des inégalités de traitement entre les fonctionnaires. Au total, le dialogue social, au sens large -c’est ainsi que la chose est perçue au ministère des Finances-, a produit sur le budget de l’Etat une charge additionnelle de plus de 20 milliards de DH entre 1996 et 2004 ; l’effet pour 2005 du dialogue social ne concernant que les trois premiers mois de l’année.
Ce faisant, la masse salariale entre ces deux dates a crû au rythme de 7,6 % par an, soit près du double de la croissance du PIB (une moyenne de 4 % par an). Il faut bien noter ici que la progression normale de la masse salariale est déjà de l’ordre de 3 % par an. Autrement dit, pratiquement toute la richesse créée dans le secteur hors agriculture est injectée dans les salaires. Avec le dialogue social, les charges salariales absorbent non seulement les gains de croissance mais également une part de l’endettement public. Ce qui explique l’importance du déficit budgétaire, largement au-dessus de 5 % du PIB, contrairement à ce qui est souvent annoncé.
Par secteur de destination des augmentations salariales, celui de l’éducation, tous cycles confondus, absorbe la part la plus importante. Sur les 20 milliards de DH d’augmentations salariales décidées entre 1996 et 2004, plus de 8 milliards son allés à l’Education nationale : 3,3 milliards dans le cadre du dialogue social, et 5 milliards pour les différentes revalorisations et autres révisions de certaines dispositions statutaires en faveur du personnel dudit ministère, considérées comme des effets collatéraux du dialogue social, en quelque sorte. Il n’est pas étonnant dans ces conditions de constater que plus du quart du budget de l’Etat va aux dépenses de personnel du MEN.
Les salaires ont progressé au rythme de 7,6 % par an entre 1996 et 2004
Peut-on en conclure pour autant que ce secteur prend plus qu’il ne mérite ? La réponse n’est certainement pas aisée, en tout cas elle diffère selon les interlocuteurs. En effet, il y a ceux, comme le Centre marocain de conjoncture (CMC) par exemple (voir encadré), qui considèrent que ces dépenses sont pleinement justifiées eu égard aux énormes besoins à combler dans ce secteur, il y en a d’autres en revanche qui estiment que, compte tenu du niveau de l’enseignement, du taux d’analphabétisme dans le pays, des dépenses d’une telle importance sont sinon injustifiées, en tout cas inefficaces. «On peut faire, et on aurait pu faire mieux avec moins que cela», tranche un ancien ministre.
Une chose est en tout cas certaine : en termes d’effectif, le secteur de l’éducation au Maroc traîne un énorme déficit, et c’est la Banque mondiale qui le dit. En effet, rapporté à la population totale du Maroc, l’effectif du MEN représente 0,9 %, contre 1,3 % en Algérie, et 1,5 en Tunisie – pour ne parler que des pays voisins.
L’autre secteur qui a bénéficié d’une part significative des 20 milliards de dirhams d’augmentations entre 1996 et 2004 (hors augmentation normale, cela s’entend), c’est celui de l’administration : près de 8 milliards de dirhams, dont 7,5 milliards dans le cadre du dialogue social. C’est évidemment énorme, sachant que cette enveloppe-là concerne seulement les fonctionnaires de l’administration étatique (au nombre de 540 000) ; non compris donc les 140 000 fonctionnaires des collectivités locales dont la revalorisation de quelques indemnités, dans le sillage du dialogue social (2003-2004) a coûté 430 MDH.
Là encore, ce qui est en cause, c’est moins le nombre de fonctionnaires en exercice que le niveau des salaires distribués. Et les statistiques le montrent bien. Par rapport à la population du pays (29 millions d’habitants), le nombre de fonctionnaires, y compris ceux des collectivités locales, représente en effet 2,3 %, contre 3,7 % en Tunisie, 4,2 % en Algérie et 6,2 % en Egypte.
Il s’ensuit que le problème que pose le niveau de la masse salariale réside surtout dans la croissance rapide des rémunérations, particulièrement celles des hauts fonctionnaires (voir encadré). Grâce aux revalorisations obtenues dans le cadre du dialogue social, au sens large, le pouvoir d’achat des fonctionnaires s’est amélioré de plus de 4% en moyenne annuelle, alors que l’effectif de la fonction publique n’a crû, lui, que de 2 % en moyenne annuelle.
Le rapport masse salariale/PIB descendra en dessous de 10 % à l’horizon 2012
On voit bien que l’approche quantitative, comme les départs volontaires à la retraite, adoptée par les pouvoirs publics en vue de la maîtrise de la masse salariale, même si elle a permis, pour le coup, de stabiliser pour la première fois l’évolution des dépenses de personnel, ne semble pas la plus indiquée. En tout cas, elle comporte ses propres limites puisque, par définition, elle est limitée dans le temps. Le gouvernement en est d’ailleurs conscient : dans le cadre de l’application de la première phase du programme de réforme de l’administration, financé par la Banque mondiale, un certain nombre d’engagements ont été pris. On peut rappeler, pour exemple, l’interdiction de recourir au recrutement d’agents temporaires, l’élaboration d’un texte organisant le recrutement par l’Etat de personnel sur la base de contrats à durée déterminée (CDD), et, plus généralement, le maintien d’un cadre macroéconomique satisfaisant. A cela, il faut ajouter la limitation, depuis 2002, des créations de postes budgétaires proportionnellement au nombre de départs à la retraite pour limite d’âge – exception faite pour 2006 où
11 000 postes seront créés, pour répondre à des besoins nés des départs volontaires à la retraite.
Avec l’épuisement des effets du dialogue social à la fin de 2006, et la concrétisation des engagements pris, la croissance des dépenses salariales, selon les estimations de la Banque mondiale, devrait connaître un certain répit (quelque 2% par an, contre 11 % en 2003), ce qui ramènerait le rapport masse salariale/PIB à moins de 10 % à l’horizon 2012.
Ceci dit, si le bon sens veut qu’on ne peut, qu’on ne doit donner que ce qu’on a – et de ce point de vue, le Maroc donne à la Fonction publique certainement plus qu’il n’en a, et il est temps qu’il donne aux autres secteurs -, il n’est pas sûr en revanche que la focalisation sur ce seul indicateur soit de nature à régler le problème du déséquilibre entre les ressources et les dépenses (de personnel surtout). On déciderait du gel des salaires pour l’éternité que le problème resterait posé. Car, d’une part, les salaires sont une composante du PIB, et, d’autre part, les dépenses dans les ressources humaines et plus généralement dans l’économie du savoir, ce sont les piliers de la croissance de demain, si ce n’est d’aujourd’hui. Tout le problème néanmoins est de savoir comment dépenser. Les experts, qu’ils soient étrangers ou nationaux, sont unanimes à souligner en effet que ce qui fait problème au Maroc réside surtout dans l’inefficacité des dépenses. A partir de là, toutes recommandations insistent sur un point : réformer le processus d’allocation des ressources de manière à ce que, in fine, les objectifs tracés soient réalisés. « En bonne logique, lorsqu’on alloue des ressources importantes au système d’enseignement et de santé, par exemple, ce n’est pas du tout perdu, c’est au contraire la meilleure façon de former et de soigner les générations qui, demain, une fois sur le marché du travail, mettront leur santé et leur compétence au service de la croissance », assène un économiste marocain. En bonne logique, effectivement. Mais la réalité est tout autre. Il faut pourtant reconnaître que le gouvernement, à travers le ministère des Finances, est en train d’être gagné par…cette logique : la réforme du processus de programmation budgétaire (voir notre édition de la semaine dernière) s’inscrit évidemment dans ce sens.