Culture
Yto Barrada, l’oiseleuse du temps
En 2011, Yto Barrada est proclamée par la germanique Deutsche Bank artiste de L’année. Portrait empathique d’une créatrice, exposée actuellement dans la vitrine de Louis Vuitton, au Morocco Mall.

Yto Barrada est une jeune dame pressée. Elle se met volontiers à votre disposition, vous vous réjouissez de l’avoir momentanément sous la main ; en un éclair, elle vous file entre les doigts, se hâtant vers un quelque part, comme si elle s’était rappelée soudain d’une urgence. En cette fin de matinée du jeudi 2 février, elle ne tient pas en place. A vous donner le tournis. Elle se transporte d’un bout à l’autre d’une des boutiques Louis Vuitton, logée au deuxième niveau du Morocco Mall, satisfaisant brièvement et courtoisement la curiosité des journalistes, aidant une télévision à installer adéquatement ses caméras, et, surtout, mettant la touche finale à son exposition.
«Travailler» est le verbe qui résume l’obsession d’Yto
Celle-ci consiste en une installation, sous forme d’une sculpture d’un couple de chameaux, piqués d’ampoules bicolores. Conçue exclusivement pour la boutique Louis Vuitton, elle doit en orner la vitrine. L’alliance de la malle (coffre par lequel s’est lancée la saga des Vuitton) et de la palette, de l’industrie du luxe avec l’art gratuit, paraît improbable. «Elle est concrète dans le cas de Louis Vuitton, rectifie Yto Barrada. Depuis pratiquement sa naissance, en 1854, cette institution s’investi fortement dans l’art, en le promouvant, l’encourageant, le soutenant. Quand nous avons pris langue, j’étais confiante quant à la réussite de notre collaboration. Du reste, chacune des parties y trouverait son compte. Vuitton perpétuerait une tradition solidement établie ; de ma part, j’y voyais l’aubaine de montrer une œuvre inédite dans un cadre aussi couru que somptueux». Cette confidence faite, l’artiste présente se excuses de devoir nous abandonner, du travail l’attend, elle ne pourrait lui faire faux bond.
«Travailler» est le verbe qui revient, tel un refrain, dans la bouche juvénile de Barrada. Il la résume en quelque sorte. Si un médecin lui prescrivait une halte, elle n’imaginerait rien d’autre que travailler à ne pas travailler. Tant de dévotion au travail, d’abnégation à la tâche, ne sont pas sans intriguer. Ne procèderaient-elles pas d’une nécessité intérieure, celle de combler des failles intimes ? Il ne faut trop compter sur Yto Barrada pour se voir éclairé sur ce point délicat. Le narcissisme n’est pas sa pente, ni donc la confession. Elle pratique la pudeur avec méthode. Quand on cherche à percer le secret de sa brusque conversion à l’art, alors qu’elle était vouée, de par ses études parisiennes, à l’histoire et à la politique, elle fait mine de ne pas comprendre. Aucun mystère à cela, trouve-t-elle. A l’entendre, elle n’aurait répondu à nul «appel mystique» ni obéi au caprice d’une quelconque vocation fulgurante. Avec un sourire intraitable et des yeux rieurs, elle se défend d’être une élue, comme on le lui insinue. Yto Barrada, à la croire, serait modestement une personne ordinaire, portée, par un concours de circonstances, sur la chose artistique.
L’on ne peut se prétendre ordinaire, quand par (mal) chance, on descend d’une lignée de farouches dissidents. Le grand-père, Abdelkader Barrada appartenait aux nationalistes de la première heure, mis sous la surveillance de la police de l’occupant ; le père, Hamid Barrada, était en rupture militante avec la monarchie, parce qu’elle lui «paraissait incarner tout ce qu’il y avait de plus nocif à l’époque». L’un et l’autre ont dû payer leurs convictions par le plus inhumain tribut : l’exil. Le premier fut chassé de son pays vers l’Algérie colonisée ; le second trouva refuge, pendant trois ans, en Algérie libérée, puis s’envola vers Paris, pour poursuivre, sous d’autres cieux, son exil. Lequel fut loin d’être clément. Condamné à mort par contumace, Hamid Barrada était constamment aux aguets, l’ouïe perpétuellement en éveil, de crainte d’être rattrapé par ses persécuteurs.
Déjouant le piège de la surcharge et du misérabilisme, Y.B. nous rend compatissants
C’est dans cette atmosphère d’angoisse, de peur, de fausses alertes et de vraies alarmes qu’Yto se décida à éclore. Elle en fut marquée à jamais, vouant une sainte horreur à toute sorte d’enfermement. Ce qui explique que sitôt délivrée des brumes parisiennes, elle se mit à se comporter comme l’alouette de mer, toujours courant sur le bord des divers pays et continents, toujours vivant avec l’océan à proximité.
Pour en revenir à l’artiste, Yto Barrada, en nomade qu’elle est viscéralement, planta sa tente à Ramallah, précisément à Beit Hanine, mue par le devoir de témoigner de la condition imposée aux Palestiniens. Leur souffrance fut happée par l’œil de la photographe et restituée fidèlement. Un jet fiévreux, au plus près des choses et des êtres, comme libéré des pesanteurs démonstratives, et qui contenait la promesse d’une œuvre majeure. Bien qu’irrésistiblement tentée par le vagabondage fécond, Yto Barrada demeure enracinée dans les vents inexorables de Tanger, sa cité d’élection. Quand elle y retourne après une escapade, elle se plaît à capturer les humeurs versatiles de cette ancienne icône, rongée par la poussière, assaillie par le béton, respirant une mélancolie et un ennui insondables. Si elle capte, avec une franche délectation, les pots de fleurs réjouissants, où s’attendrit sur des arbres séculaires, elle manifeste une évidente sympathie pour les sans-voix, les routards de la vie, les êtres en rupture de société, ceux qui sont au «bas de l’échelle». Déjouant le piège de la surcharge et du misérabilisme, Yto Barrada parvient à nous rendre attentifs et compatissants à ses sujets fracassés. De chacun d’eux, elle tire, non pas une vérité, mais des fragments révélateurs d’authenticité.
Il arrive que les laissés-pour-compte, lassés de leur détresse, soient étreints par le désir d’Occident. Ils l’assouviraient de gaieté de cœur s’ils jouissaient des sésames requis, mais ils ne peuvent pas même en rêver. Alors, ils n’ont d’autre choix que tenter l’aventure périlleuse de la «taharraguite». Yto Barrada s’intéresse particulièrement à ces «brûleurs». La matière est avérée, l’angle reste inédit. Ce n’est pas sur la tentative qu’elle se concentre, mais sur l’attente patiente des candidats à l’émigration clandestine de voir jaillir des flots l’embarcation qui leur ferait franchir, à prix d’or, le détroit, ce «goulet d’étranglement», d’après la formule d’Yto Barrada. De surcroît, celle-ci saisit les désespérés uniquement de dos, comme s’ils s’étaient délestés de leur visage, dans la perspective -fort optimiste- de pouvoir sauter le pas. Or la négation de l’homme passe par celle de son visage, c’est ce qui le tire hors de l’univers humain, ce par quoi se justifie la contrainte le soumettant aux humiliations, aux sévices, à la servitude fatale. En ne présentant que l’échine, déjà pliée, des «brûleurs», l’artiste entend les prévenir du sort qui les attend.
En enfermant l’éphémère tragique des «brûleurs» dans la durée, Yto Barrada veut attirer l’attention sur une innommable injustice dont sont sujets la majeure partie des Marocains, et qui consiste en un verrouillage sévère des frontières. Les continents se déplacent. La planète est en perpétuel mouvement. Mais le Marocain a vocation à rester sur le quai. Yto Barrada affiche clairement son agacement à l’endroit de cette mesure discriminatoire. C’est ainsi qu’au musée Guggenheim de Berlin, du 15 avril au 19 juin 2011, elle donne à voir une sculpture figurant la carte du monde, à dessein. «Si l’on attend assez longtemps, la Méditerranée sera asséchée, et nous pourrions enfin aller de l’autre côté, ironise-t-elle. Pour le moment, c’est un sens interdit. Nous, au Maroc, nous espérons dix millions de touristes, mais rares sont, parmi nos compatriotes, à avoir le droit d’aller dans l’autre sens». Femme des causes honorables, artiste d’alerte et de conviction, qui ne se fait la chantre d’aucune idéologie, ne s’embrigade sous aucune bannière, n’érige point «les pauvres» en marchepied de la renommée, Yto Barrada parvient à nous transfuser son émotion, la forme de son idée, le goût de son bonheur ou de sa colère.
Ce que l’on demande à l’artiste, c’est cerner le réel au plus juste. C’est à cela que l’on reconnaît les plus grands créateurs qui, comme disait Paul Claudel, ont voulu «voir clair, voir le monde tel qu’il est, et non tel qu’on le désire». Yto Barrada appartient à cette race lumineuse, indiscutablement. Qu’on se garde de le lui susurrer à sa jolie oreille ! Elle rétorquerait qu’elle n’est ni plus ni moins qu’une personne ordinaire. Peut-être bien, mais pétrie d’art et de talent.
