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Culture

Tanger, temple des écrivains disparus

En tenant annuellement salon, Tanger tente de renouer avec un passé où des écrivains venus de loin investissaient ses murs, ses rues et ses palaces.
Epoque épique comme brillante, dont on n’a pas entretenu le feu grégeois, et dont il ne reste plus que des souvenirs, que nous remuons ici.

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Port au-delà des continents, pont unissant l’Europe à l’Afrique, ville trouble où les eaux se mêlent, Tanger ne cesse de relier présent et passé. Celui-ci se suçote comme une vieille liqueur, se conte avec gourmandise, se décrit à coup de superlatifs. Il transparaît de partout, transperce le voile de la mémoire, fuse de derrière les murs, les murailles, les bouges et les palaces. Tanger est la seule ville du passé où les fantômes sont vivants. Au numéro 41 de la rue Siaghine subsiste la porte classique que le peintre et écrivain, Eugène Delacroix, avait franchie en grande pompe, le 25 janvier 1932. Plus haut, c’est l’hôtel Minzah, dont la façade grise et austère donne sur un intérieur digne des Mille et une Nuits. Là, un barman sans âge, pourvu que vous le branchiez sur le chapitre, se fera un devoir d’égrener la liste des personnages fantasques qu’il avait servis. Jean Genet qui, à Paris, se contentait de meublés ou d’hôtels de fortune, y trouvait, étrangement, ses aises. «Parce que j’aime voir ces élégants servir un sale chien comme moi…», expliquait-il. Témoignage d’un vétéran du Minzah : «Hôte cérémonieux, inoccupé, mangeant à peine, dévoré par d’effroyables maux de dents, buvant beaucoup, une docilité étrange dans le visage, sortant parfois au beau milieu de la nuit, sa tête ronde et rase, brillant, en s’éloignant, dans les dernières lueurs de la rue et les volutes de son éternelle cigarette». Tout le portrait craché d’un clandestin. Et dans cette ville qui masque son mauvais genre sous des dehors bon chic bon genre, on a toujours éprouvé une certaine tendresse envers les clandestins.

La librairie des Colonnes constituait un passage obligé pour les écrivains
Jean Genet ne poussait jusqu’à la librairie des Colonnes que pour chercher de l’argent, celle-ci étant la succursale de Gallimard, son éditeur attitré. Au rebours de ses pairs qui sacrifiaient ostentoirement au rite du passage obligé dans ce lieu de l’esprit. En cet endroit, plane obstinément l’ombre de Rachel Muyal. A l’époque où celle-ci officiait, le gratin des lettres venait lui présenter ses hommages. Elle en faisait sa fierté, et le répétait, avec un émerveillement puéril, au tout-venant. Mais, remontons la pente (Tanger est affreusement pentue) et dirigeons-nous vers le très protégé consulat américain. Juste en face de l’imposant édifice se camoufle un appartement anodin. Pas si anodin que ça, vu que c’est là que le pape d’une communauté d’intellectuels élégamment décadents tenait salon, après sa balade hygiénique. Paul Bowles était de passage à Tanger, il n’en délogea que soixante ans plus tard, les pieds devant. Rien d’important ne se passait, racontait le journaliste Jean-Louis Pradel, sans que l’écho n’en remontât jusqu’à lui. On lui fait le crédit d’avoir converti le Tanger des films noirs ou d’espionnage en escale obligée de la jet set culturelle.
Paul Bowles fut le premier auteur américain à emprunter la ligne maritime New York-Tanger. A New York, il s’ennuyait comme un rat mort. Déserter la mégapole, ne serait-ce que pendant la saison estivale, serait salutaire, songea-t-il. Il hésita entre Villefranche et Saint-Jean-de-Luz. Mais il ne prit le chemin ni de l’une ni de l’autre. Car l’écrivaine Gertrude Stein, sa compatriote, lui prescrit un meilleur antidote à son vague à l’âme : Tanger. Il se tenait encore sur la passerelle que déjà la ville l’envoûtait. «J’avais toujours su, confia-t-il plus tard, que j’entrerais dans un lieu qui me donnerait à la fois la sagesse et l’extase». Poète à ses moments perdus, Bowles était surtout compositeur, il devint écrivain par la grâce d’une muse appelée Tanger. C’est ainsi qu’il publia Après toi le déluge, qui fit le tour de la terre, et tomba entre les mains de William Burroughs. Après l’avoir dévoré, ce dernier n’avait plus qu’un seul désir : appareiller vers Tanger. Il y débarqua en 1953, se cloîtra dans une petite maison, ne se lavait plus, et ne se déshabillait que pour «planter, toutes les heures, l’aiguille d’une seringue hypodermique dans (sa) chair grise et fibreuse». Il y retourna plus tard, dûment désintoxiqué, prit un modeste hôtel, El Muniria, où il composa son fameux Festin nu.

Au temps où il y avait des paquebots, les Américains faisaient volontiers la traversée
Dans son exil volontaire, Burroughs languissait loin d’Allen Ginsberg. Les deux hommes étaient liés par une amitié particulière, faite de ruptures orageuses et de rabibochages tonitruants. Lorsque le poète daigna enfin mettre les pieds à Tanger, Burroughs reprit goût à la vie. Sa joie était ineffable quand un autre vagabond céleste, Jack Kerouac, vint les rejoindre. Voilà les chefs de file de la beat generation amarrés, pour un certain temps, à la ville du détroit, qu’ils faisaient résonner de leurs frasques, excès, disputes et réconciliations. Dans leur sillage, la vague hippique déferla sur Tanger. Ceci est une autre histoire. L’essentiel est que des écrivains de tous bords, d’Alexandre Dumas et Mark Twain à Jean-Van Aal et Bernard-Henri Lévy, en passant par Truman Capote et Gore Vidal, ont répondu à l’appel de Tanger. En quoi celui-ci était irrésistible ?
Les écrivains venaient à Tanger pour diverses raisons. «Pour une histoire d’amour, pour un chagrin, pour se faire oublier, pardonner ou consoler, par plaisir, pour la lumière, pour rien, par vice ou par nécessité», note le tangérophile Daniel Rondeau. Joseph Peyré, auteur de Romanesque Tanger, dit y avoir retrouvé le paradis perdu. Bien avant lui, Alexandre Dumas ou Mark Twain, y sont venus afin de savourer le pittoresque, avoir leur content de dépaysement, leur dose d’exotisme. «Ici, pas une seule chose que nous ayons déjà vue autrement qu’en image et nous nous étions toujours méfiés des images. Ce n’est plus possible. Les images nous paraissaient d’ordinaire exagérées: trop étranges et chimériques pour être vraies. Eh bien, elles n’étaient pas assez fortes : pas assez fantastiques, elles ne nous montraient pas la moitié de la vérité. Tanger est une ville étrangère s’il en fut jamais, et on ne peut trouver son âme véritable dans aucun autre livre que les Mille et Nuits», s’émerveille Mark Twain dans le Voyage des innocents. Propos enchantés auxquels adhéraient Paul Bowles, qui qualifiait Tanger de «ville de rêve»

Pour certains écrivains, Tanger était paradisiaque, pour d’autres infernale
Selon d’autres exilés, cet exotisme tant loué était de pacotille. Pis, les ruelles tortueuses des bazars, l’ombre subtile des figuiers au pied des murailles, la blancheur de la ville, la voix lancinante du muezzin au sommet des minarets, le désordre bigarré de la foule ne seraient qu’un leurre. La réalité serait bien amère. L’Argentin Roberts Arlt, dans Regarde, voici Tanger, vomissait cette ville où les mâles passaient le plus clair de leur temps à paresser aux terrasses des cafés, pendant que les femmes et les enfants trimaient dans les filatures et les fabriques. Paul Morand, lui aussi, n’y alla de main morte, en dénonçant, à travers Hécate et ses chiens, le trafic d’enfants, dont profitaient les amateurs de corps prépubères. «Ces Arabes rapaces… Tu sais qu’on prostitue les filles, là-bas, dès leur enfance ? Oui, dès quatre ou cinq ans!», s’indigne le grand-père dans la Chatte au toit brûlant de Tennessee Williams. Dix jours seulement après son arrivée à Tanger, le même Tennessee Williams eut ces mots assassins : «Dieu que l’attente ici semble interminable, je ne sais pas comment je peux supporter un jour de plus. Je n’arrive pas à comprendre comment Bowles l’a supporté toutes ces années. Cette ville n’a aucune beauté, aucun charme, on dirait Miami Beach jeté au milieu de taudis épouvantables. Les Arabes sont impénétrables, on n’arrivait pas à les connaître même en restant ici un siècle, ils détestent et méprisent tous les chrétiens».
Certains écrivains n’ont fait qu’un tour à Tanger, puis s’en sont allés, d’autres y sont restés longtemps, parfois à vie. Il y en eut qui y ont connu des fortunes ou des infortunes. Tels la Britannique Emily Keene qui y épousa le chérif de Ouezzane Hadj Abdeslam Ben Larbi, un bonheur qu’elle conta par le menu au fil de My Life Story ou, à l’inverse Walter Harris, maintes fois enlevé par les hommes du rebelle Moulay Ahmed Raïssouli. La plupart prenaient un petit déjeuner tardif à la pâtisserie-salon de thé Porte. Ensuite, un apéro au Dean’s Bar, avant de déjeuner au restaurant du Minzah.

Alcool, sexe, kif et maâjoun, voilà à quoi carburaient les allumés de l’ailleurs
Leurs après-midis se passaient en baignades, beuveries et dragues. La nuit, ils fumaient du kif, se soûlaient, et surtout consommaient du maâjoun, ce mélange de miel, d’épices et de kif, dont ils étaient friands, au point d’en exalter les vertus. Paul Bowles, Ira Cohen et John Hopkins ont rivalisé de lyrisme pour en décrire les effets «heureux». Bref, à Tanger, les allumés de l’ailleurs vivaient dans une insouciance fabuleuse, ainsi dépeinte par Truman Capote, dans Les chiens aboient : «Des plages magnifiques; des étendues vraiment peu ordinaires de sable doux comme du sucre en poudre, et de brisants. Et – si vous avez du goût pour ce genre de choses – la vie nocturne, bien que ni particulièrement innocente ni spécialement variée, dure du crépuscule à l’aube. Ce qui, lorsqu’on réfléchit que la plupart des gens font la sieste tout l’après-midi, et que très peu d’entre eux dînent avant dix ou onze heures du soir, n’est pas trop anormal».
Aujourd’hui, un nouveau Truman Capote ne trouverait plus qui conseiller de se faire vacciner contre la typhoïde, de retirer ses économies de la banque et de dire adieu à ses amis, avant de s’envoler vers Tanger, parce que seul Dieu sait s’ils les verraient jamais. La pâtisserie Porte est fermée, le Dean’s Bar converti en un club, le palais de Paul Morand démoli. La dream city est rentrée dans les rangs. Ce qu’elle gagne en honorabilité, elle le reperd en fascination. Avec le temps, va, tout s’en va.