Culture
Mohamed El Hayani, la voix intemporelle
Trente-quatre chansons, un disque de platine, un autre d’or, la distinction de meilleur chanteur
de l’année 1972, une pluie de lauriers, Mohamed El Hayani est un des plus beaux fleurons de la chanson marocaine. Portrait d’un chanteur ténébreux qui illuminait les scènes.

Dans le ciel étoilé de la chanson marocaine Mohamed El Hayani occupe une place privilégiée, pas seulement pour sa virtuosité vocale, mais aussi en raison de son comportement, qui tranchait avec celui de ses pairs, imbus de leur notoriété. Dix ans après sa mort, les Marocains continuent de lui vouer une tendresse immense. Il suffit d’évoquer son nom devant des personnes pour que celles-ci, ne lésinant pas sur les superlatifs, en fassent le panégyrique. Son incurable modestie en aurait rudement souffert si elle se voyait ainsi dévoilée. Plus qu’une simple modestie, une humilité confondante, presque incongrue dans un microcosme où la dilatation de l’égo, l’épate et l’esbroufe forment des principes directeurs.
Beaucoup, abusés par son patronyme, pensaient que ses origines étaient fassies, ce qui était et demeure toujours, valorisant, sinon gratifiant. Il se faisait un plaisir de rectifier cette inexactitude. Comme son vrai nom, Lahyani, l’indique, ses parents sont issus de la tribu des Lahyaïna, à quelques encablures de Skoura, entre Ouarzazate et Kalaât M’gouna. Ils venaient de Boujaâd, que leurs parents avaient désertée à cause de la sécheresse. Chassés par la misère, les Lahyani se transplantèrent à Casablanca. L’eldorado promis se révéla un enfer pavé de galères. Le chef de famille s’abîmait dans le désespoir, quand, incrédule, il s’entendit proposer un poste de gardien de la cartonnerie de la Route de Médiouna.
En échange de sa vigilance, un toit miteux et un salaire de misère. Les Lahyani vivotaient. Ce qui ne les empêchait pas de faire des enfants. Une fille, puis un garçon, et un deuxième, en 1943, qu’on prénomma Mohamed. Le futur mastodonte de la chanson marocaine était souffreteux, triste et peu causant. L’école ne le fit pas se départir de sa nature morose. Il n’y affichait pas un enthousiasme débordant. Visiblement fâché avec le moule enseignant, il passait son temps à rêvasser, tel l’écolier de Jacques Prévert, jaloux de la liberté dont jouissent les oiseaux. Mais, volant d’échec en échec, l’enfant El Hayani se forgeait un avenir peu riant.
Abdelaziz, cadet de Mohamed, raconte que leur sœur aînée, craignant pour lui qu’il n’empruntât un jour des chemins de traverse, décida de le prendre en charge. Elle l’installa dans sa maison, à Rabat, et l’inscrivit, à ses frais, dans un respectable établissement scolaire. Sans un effet heureux. Mohamed n’avait pas la bosse des études. Il ne cessait de tambouriner sur son pupitre, tout en fredonnant, en silence, des airs de Mohamed Abdelwahab, son idole. Ses enseignants avaient beau user d’arguments frappants, ils ne parvinrent pas à le remettre sur le droit chemin.
Son maître de musique, en revanche, était ravi d’avoir sous sa baguette un élève aussi appliqué. Quelques années plus tard, Mohamed El Hayani accéda avec joie au Conservatoire municipal de Rabat. Il n’ignorait rien des secrets du solfège, possédait un joli brin de voix et laissait entrevoir un talent certain. Il y passa cinq années, probablement les plus belles de sa vie, pendant lesquelles il affina son don du chant.
En 1966, insatisfait malgré son premier succès, il part au Caire pour s’y perfectionner
A sa sortie du conservatoire, il fut engagé, sans peine, dans la chorale de l’Orchestre national. Il s’y distinguait tant et si bien que Hamid Benbrahim lui écrivit la musique d’une tendre chanson, Ya wlidi laâziz. C’était en 1966. La chanson plut. Une belle carrière s’annonçait. A la surprise générale, Mohamed El Hayani en suspendit le cours, en mettant les voiles vers les rivages égyptiens. Perfectionniste jusqu’à la névrose, il considérait que son heure n’était pas encore venue, et qu’il fallait se frotter aux grands pour approfondir sa vocation. Au Caire, il conquit les cœurs des maîtres par sa douceur et sa rage d’apprendre. Pour s’offrir le gîte et le couvert, il se produisait dans les cabarets de la capitale, où il chantait remarquablement Mohamed Abdelwahab et Abdelhalim Hafez. Deux ans plus tard, se sentant fin prêt pour l’aventure musicale, il regagna le sol natal.
A l’époque, le compositeur Abdessalam Amer, qui possédait un «son» à lui, inaltérable, et l’interprète Abdelhadi Belkhayat, à la voix infiniment modulable, formaient un duo brillantissime. Mais au moment où le premier songeait à composer pour le second la chanson Rahila, celui-ci se débina. Il ne tolérait plus la tutelle du sublime aveugle et entendait voler de ses propres ailes. Abdessalam Amer, ulcéré par cette «félonie», se tourna alors vers Mohamed El Hayani. Deux ans après, le public découvrit, avec émerveillement, une perle de la meilleure eau, fruit de l’un des plus beaux ménages à trois, auteur (Abderrafie Jouahri), compositeur (Abdessalam Amer), chanteur (Mohamed El Hayani). Elle était là et le bonheur allait tellement de soi. Puis elle est partie, et l’on est resté planté, muet, paralysé de chagrin devant celle qui avait plié bagage. Il n’y pas de hasard, les ruptures font partie du jeu de l’amour. Combien de fois Rahila, cette complainte éternelle au motif doux-amer, s’est-elle enfoncée tel un poignard, remuant, non sans complaisance, une douleur devenue, par la grâce de quelques mots, romantique. Jamais El Hayani n’aurait rêvé de meilleur départ. Il avait mis son sang, ses tripes, sa sueur et aussi ses larmes dans Rahila. Il fit une pause, qui prit la forme d’une bluette légère mais non inconsistante : Bared ou skhoun ya hawa. Triomphe.
Le chanteur à voix atteignit les sommets. Paroliers et compositeurs se le disputaient : Ahmed Tayeb El Alj, Ahmed Chenguiti, Abdessalam Amir, Abdelkader Rachidi, Abdelkader Ouhbi, Abdellah Issami, Ali Haddani, Hassan Kadmiri… Excusez du peu ! Avec leur concours, Mohamed El Hayani enchaînait les succès. Pourtant, il ne trouvait pas grâce aux yeux de ses pairs, qui le tenaient pour quantité négligeable, juste bon à faire patienter le public avant qu’ils ne fissent leur apparition sur scène. Le chanteur en ressentait une amertume infinie. Mais, timide, ainsi que le décrit son fidèle ami, Larbi Sbaï, il ne se révoltait jamais. Et, profitant de cette aubaine, producteurs, managers et compagnons de tournée le volaient effrontément.
Royale consolation, il était le chanteur marocain préféré du Roi Hassan II, auprès duquel il jouissait d’une affection manifeste. Le Souverain aimait bien confronter El Hayani avec Hafez dans des joutes musicales ! Le vainqueur avait droit à des cadeaux somptueux. Abdelaziz El Hayani conserve religieusement un costume élégant offert par le Roi à son frère. Larbi Sbaï raconte que, sortant du Palais royal au lever du soleil, El Hayani se fit renverser par un taxi collectif qu’il tentait d’intercepter. Plus de peur que de mal, mais on le transporta à l’infirmerie. Mis au courant de sa mésaventure, le Roi Hassan II s’étonna qu’un chanteur de cet acabit ne possédât pas de voiture. Quelque temps après, il lui fit don d’une Triumph verte.
Malgré sa gloire ascendante, El Hayani ne se défait jamais de son humilité, encore moins de son élégante mélancolie. L’homme n’était pas doué pour le bonheur. Ses fêlures, ses blessures, son insondable désespérance se devinaient dans sa manière de chanter. Il était un chanteur épidermique, qui ne demandait qu’à aimer à mort pour peu qu’il découvrit l’âme sœur. Mais ce que la vie donne d’une main, elle le reprend de l’autre. Il avait la célébrité, il n’eut pas sa part d’amour. Alors il se laissa mourir des suites d’une bénigne maladie du côlon. C’était le 23 octobre 1996. Il s’est éteint en laissant un répertoire impressionnant et un palmarès plus qu’honorable : trente-quatre chansons, un disque de platine, un autre d’or, une distinction de meilleur chanteur de l’année 1972, une pluie de lauriers.
Avant de rendre l’âme, il trouva la force d’écrire sur un papier «Merci !». On ne saura jamais à qui il avait adressé ce message. Aurait-il oublié qu’une branche d’arbre ne se sépare jamais de son ombre, comme il le chantait dans Rahila ? Il était la branche, nous étions son ombre.
