Culture
«Le cinéma est le produit d’un background culturel général»
La force du cinéma marocain actuel vient du fait qu’il produit des films marocains destinés aux Marocains.
Le cinéma est la première forme artistique de l’imaginaire collective de la société. Toutes les inquiétudes, les angoisses que traverse la société marocaine sont abordées.

Dans l’ambiance festive et conviviale de la 15e édition du Festival national du film de Tanger qui a commencé le 7 février, nous avons rencontré Mohamed Bakrim, président de l’Association «Forum culture et cinéma», créée en 2013 pour débattre du spectre cinématographique marocain actuel. Elle vient, nous dit-il, «combler un vide : enrichir la pensée cinéphile au moment où la production filmique devient généreuse». En effet, en termes de quantité, de 5 longs métrages dans les années 1990 on est passé à 25 actuellement (22 sont en compétition dans cette 15e édition) sans parler des dizaines de courts métrages produits chaque année. Mais quid de la qualité ? C’est la grande question. M. Bakrim, rappelons-le, est par ailleurs consultant à la production au sein du CCM et connaisseur averti du cinéma marocain. Il revient dans cet entretien sur «l’embellie» que connaît actuellement ce dernier au moment où, paradoxalement, on ne compte plus que 30 salles dans le pays sur les 250 qui existaient dans les années 80.
22 longs métrages au cours de cette 15e édition du festival national du film, on parle plus de quantité que de qualité, est-ce normal ?
C’est un cliché dans le discours public que de dire cela. Partout au monde il y a plus de quantité que de qualité, et ce, dans les pays où le cinéma est le plus développé, comme les Etats-Unis ou l’Inde, pour ne prendre que ces deux exemples. Si parmi 100 films produits par an il y en a 5 ou 6 qui brillent par leur qualité, ce n’est pas le cas pour les autres.
Le penseur et historien Abdellah Laroui a toujours fustigé d’ailleurs cette manière dichotomique d’analyser les phénomènes sociaux et culturels, et dans le cadre du cinéma qui nous concerne ici, cette dualité est réductrice. Il nous faut certes plus de films de qualité, mais que le Maroc produise autant de films est un signe de bonne santé qu’une tare à déplorer. Prenons le Mali et le Tchad, par exemple, ils ne produisent pas plus de deux films sur 5 ans, et qui passent d’ailleurs dans un festival aussi prestigieux que celui de Cannes, mais est-ce un signe de bonne santé cinématographique dans ces deux pays ? Loin s’en faut. Cela dit, c’est quoi un bon film et c’en est quoi un mauvais ? Le film d’auteur qui fait 3 000 entrées ou une comédie populaire qui en fait 500 000 ? La question reste posée.
Il y a des navets quand même qu’aucun spectateur n’ira voir…
Je vous l’accorde, mais la force du cinéma marocain actuel vient du fait qu’il produit des films marocains destinés aux Marocains. Depuis dix ans, ce sont ces films qui sont au box-office, c’est le cas entre autres de La route de Kaboul (du réalisateur Brahim Chkiri, produit en 2012, ayant remporté plusieurs prix nationaux et internationaux NDLR), film qui a connu un succès éblouissant. Cela dit, la balle reste dans le camp des cinéastes marocains. Techniquement, il y a un progrès qu’il faut reconnaître, il faut maintenant l’élargir pour qu’il englobe la sphère thématique. Si cela se réalise, le Maroc deviendra la Corée du Sud et l’Iran de l’Afrique du nord et du Moyen-Orient. Le cinéma ne naît pas ex nihilo, il est le produit d’un background culturel général, pour avoir un grand cinéma il faut avoir de grands romans, de grands courants de peinture et un grand théâtre, ce n’est pas un hasard si l’Egypte et l’Iran sont deux grands pays à tradition picturale. Le cinéma se nourrit de l’héritage culturel d’une société, sans oublier la tradition orale. En un mot, la qualité filmique n’est pas une décision administrative. Le cinéma marocain revient de loin : en 1998, on produisait cinq longs métrages et deux courts par an, on en est respectivement à 25 par an et à deux chaque semaine.
Mais il y a toujours ce paradoxe : de plus en plus de films, de moins en moins de salles, on ne compte pas plus de 30 dans tout le Maroc, ils étaient 250 aux années 1980…
C’est en effet la grande plaie du cinéma marocain. Mais il ne faut pas désespérer, il y a 10 ans on perdait 10 salles par an et le silence était assourdissant, actuellement il y a une prise de conscience cinématographique et des voix émettent la sonnette d’alarme. Qui en était à l’origine ? Une production nationale consistante mais sans salles de projection. Ce n’est pas un hasard si le Festival national du film n’est plus itinérant, s’il s’est sédentarisé à Tanger c’est en raison de l’absence dans d’autres villes avec des salles bien équipées et le minimum technique requis, d’autant qu’il y a des prix à attribuer qui dépendent de la qualité de la projection. Je dirai qu’il y a aussi un aspect d’ordre universel, les salles de cinéma sont de moins en moins la patrie du film, à une époque où l’on peut recevoir un film sur son téléphone portable. La consommation de l’image n’est plus du domaine publique, mais elle relève désormais du domaine privé, elle est domestique.
Problème d’exploitants de salles qui n’ont pas fait leur mue pour s’y adapter ?
Absolument. Nos exploitants de salles n’ont pu s’adapter à cette métamorphose du champ de l’image que connaît le monde actuel, en multipliant l’offre au spectateur. Au lieu d’investir dans les salles pour les rénover, ils piquaient son argent pour l’investir ailleurs. Passer d’un parc de 250 à 30 est en effet ahurissant. En 2007, le seuil de l’infranchissable est franchi, et les pouvoirs publics de réagir en mobilisant les professionnels du cinéma pour réfléchir aux moyens de rendre à la salle ses titres de noblesse. La mobilisation s’est faite autour de trois axes: réhabiliter les salles historiques, symboles d’un certain nombre de villes, le Lynx, le Ritz, le Rialto, l’ABC, le Rif pour ne citer que la ville de Casablanca. Deuxième axe, favoriser les multiplex, c’est aussi une issue pour sortir de la crise, l’Egypte l’a compris et il s’est avéré que c’est la meilleure manière de réconcilier le cinéma avec son spectateur. Dernier axe : favoriser les salles de quartier. L’Etat n’avait d’autre choix que d’encourager l’application de ce programme, tout en respectant le libéralisme qui fonde sa philosophie, et donc c’est le privé qui devait investir. Pour ce faire un outil a été créé : la commission d’aide à la rénovation des salles. Le résultat est là, il donne joie aux cœurs des amoureux de ce noble 7e art, une nouvelle génération d’exploitants des salles a vu le jour, elle s’investit corps et âme dans la rénovation de ce patrimoine pour le mettre au diapason de technologies de projection les plus modernes, dont le numérique.
D’où des salles comme le colisée à Marrakech, le Rif et l’ABC à Casablanca, qui retrouvent leur lustre d’antan…
Oui, mais cela ne suffit pas, rénover les salles et les moderniser ne signifie pas ipso facto qu’elles soient inondées de spectateurs, il reste un travail de plaidoyer à faire par les médias, les écoles et les autorités publiques.
Il faut que les villes redeviennent des espaces de cinéma et de culture comme le furent il y a 30 et 40 ans, les communes ont un grand rôle à jouer dans ce sens, en termes d’investissement dans le transport, le parking, la sûreté… Aller au cinéma devrait être un acte citoyen, en se rendant au cinéma, le spectateur découvrira sa ville et observera de visu ses transformations, rester cloîtré chez soi devant sa télé tuera les salles… et la ville.
Le cinéma a tendance depuis quelques années à aborder des thèmes bien diversifiés : la femme, les années de plomb, l’immigration, la question juive, l’homosexualité… à chaque période une mode ou quoi ?
Normal, il y a en effet une diversité artistique, thématique et générationnelle. Le cinéma est la première forme artistique de l’imaginaire collective de la société. Toutes les inquiétudes, les angoisses que traverse la société marocaine sont abordées par le cinéma, et ce dernier a été même précurseur dans l’abord de certains thèmes comme la moudawana ou la sexualité. Néanmoins, le niveau des approches de ces thèmes n’est pas le même, et là on aborde la problématique de l’écriture, celle du scénario. Les films marocains qui ont réussi le plus sont ceux qui avaient derrière de bonnes écritures. Cela dit, c’est vrai, le cinéma marocain n’est pas monolithique, si seuls deux ou trois films ont marqué notre époque il ne reste pas moins marqué par une certaine diversité comme vous dites.
On accuse le fonds d’aide de dépenser l’argent du contribuable à aider à la production de navets, trouvez-vous ça normal ?
Ayant participé à des commissions d’aide, je peux vous certifier que cette structure dédiée à l’avance sur recette est tout à fait indépendante, avec un président et des membres proposés par les différents intervenants dans le secteur. Et donc ses décisions reflètent le choix de ces personnes, leurs affinités, leurs approches du cinéma, mais dont l’issue dépend au final d’autres critères : le cinéaste, le casting, la transformation du scénario en images et j’en passe.
Dans tout cela, le CCM n’a qu’une seule voix sur 12 dans la commission, mais là encore je pose la même question : c’est quoi un bon film et c’est quoi un navet? Beaucoup de films jugés «médiocres» et descendus au départ ont été réhabilités comme des chefs-d’œuvre.
