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Idées

Un nouveau monde se dessine, qu’il serait temps d’appréhender

Un café au centre-ville de Casa.
Ces jeunes femmes prenant leur petit-déjeuner avant d’aller travailler, ces cadres avalant leur café les yeux rivés sur leur journal, cette atmosphère très «Quartier latin» fait partie des visages actuels du pays. Une certaine facette, certes, mais néanmoins une de ses facettes.

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Saisie au vol, cette scène. A Casablanca, dans un grand supermarché de la ville, un couple parmi d’autres. Elle en hijab soft, foulard à la manière «islamiste» combiné à la tenue occidentale, lui un air de Monsieur tout le monde. Nous sommes dans les derniers jours de décembre. Tout est orienté vers la célébration de la fin de l’année. Notre couple est en arrêt devant le rayon confiserie, celui dont les produits, en cette veille de fêtes, sont les plus mis en valeur. Madame hésite entre les marques, Monsieur compare les prix. Leur choix finalement se porte sur une boîte de pralines suisses.
Certaines images résument à elles seules toute la complexité des mutations sociales en cours. Elles disent les évolutions contradictoires qui, pourtant, se chevauchent et se rencontrent. Elles rendent compte de cette évidence, aujourd’hui criante, qu’il n’est plus possible d’être hors du temps du monde. Elles rappellent à qui voudrait l’oublier que celui-ci, d’un bout à l’autre de la planète, n’est plus qu’un. Dans celle ici retenue, nous avons un couple de Marocains «moyens», de ceux qui, par mimétisme et/ou conservatisme social, sacrifient à la vague de religiosité actuelle. Pourtant, ces mêmes personnes, avec leur boîte de chocolat à la main, semblent n’avoir aucune réticence à se plier elles aussi aux rites du réveillon.

Au Parlement, les députés du PJD peuvent demander des comptes au ministre de la Communication quant aux budgets consacrés par les chaînes nationales à la soirée du réveillon, les Marocains ont désormais dans leurs traditions de marquer, chacun à sa manière, le passage d’une année à l’autre. Et si celui-ci ne devait plus être fêté par leurs télévisions, ils iraient se brancher sur celles des autres. Dans le même temps, ils n’en seraient pas moins nombreux dans les mosquées à boire avec avidité le laïus anti-occidental des imams radicaux. L’une des caractéristiques fortes des temps présents se retrouve justement dans cette juxtaposition chez les mêmes individus de comportements en apparence opposés. Quoi que l’on fasse ou que l’on veuille – à moins bien entendu de vivre dans une grotte ou sur la cime d’une montagne ! – la mondialisation nivelle les habitudes. Parce qu’il y a ce nivellement, chaque culture se défend en se raccrochant un peu plus à ses clochers. D’où les paradoxes auxquels on est fréquemment confronté.

Pour peu que l’on aiguise sa perception et que l’on se fasse observateur attentif de la réalité environnante, chaque jour qui passe apporte sa dose de micro-changements. Prenez par exemple certains cafés du centre-ville casablancais. Le cadre, la chaleur ambiante, l’odeur des croissants chauds et surtout le public mixte attablé, tout rompt avec l’univers laissé à l’extérieur. Pourtant ces jeunes femmes prenant leur petit-déjeuner avant d’aller travailler, ces cadres avalant leur café les yeux rivés sur leur journal, cette atmosphère très «Quartier latin» fait partie des visages actuels du pays. Une certaine facette certes mais néanmoins une de ses facettes. D’ailleurs, comme pour vous dire «attention, ne vous fiez pas au décor, vous êtes bien ici et non ailleurs», un air de ala vous enveloppe dans ce lieu. Question mélange des genres, c’est réussi. Un zeste de tradition sur un fond de modernité et le tour est joué.

Il est cependant d’autres mises en parallèle, beaucoup moins heureuses qui nous interpellent au niveau de la planétarisation de certaines attitudes et comportements. Ainsi par exemple de celles engendrées par le développement du terrorisme à l’échelle internationale. Comme à Paris, New York ou Jérusalem, les vigiles sont entrés en scène dans les villes marocaines. Désormais, dès lors que vous abordez un lieu public, un malabar vous déshabille du regard. Mais le plus pernicieux n’est pas tant dans ces sacs que l’on fouille que dans cette diffusion sournoise de la peur à laquelle on assiste. Voilà en effet que maintenant, au Maroc même, il est des personnes qui avouent ne plus vouloir fréquenter certains lieux de crainte des attentats. Cela n’a l’air de rien et pourtant c’est lourd d’implications. Que nous soyons de cette rive ou de l’autre, nos désarrois, quelque part, se conjuguent. Sous nos yeux, un autre monde est en train de se dessiner ou plutôt une autre manière d’être au monde. Une manière qui fait fi des frontières physiques et culturelles. Mais notre pensée peine à l’appréhender. Peine à changer de registre. Il serait temps pourtant de commencer à se mettre vraiment au temps présent.