Idées
Où va l’argent ?
Qui produit la richesse ? Où va l’argent que la société produit et redistribue ? Où va l’argent public, que le pouvoir prélève pour gouverner ? Qui gagne et qui perd, dans ce jeu complexe, qui fait tous les jours la société où l’on vit ?
Telles sont les questions auxquelles il faut répondre pour se forger une opinion et donner du sens aux chiffres.

En économie comme partout, les vérités sont filles de l’effort. En deçà comme au delà des chiffres, il faut débusquer la société qu’ils expriment. Et il faut savoir ce que, sous le nom des agrégats du PIB, du Revenu national, de la Dépense publique, de l’Epargne ou d’autres flux agrégés, on enfourne dans l’estomac des comptes nationaux et des statistiques qui les alimentent. Le système de comptabilité nationale est à l’image d’un ordinateur. Il a un estomac d’autruche. Il absorbe n’importe quoi, le meilleur et le pire, fait un mélange en apparence homogène de tout ce qu’il ingère; mais comme lui, il y a plusieurs choses qu’il ne digère pas.
Face à tous ces agrégats, il est prudent d’en faire la critique. Car s’il est vrai que les chiffres parlent, encore faut-il savoir ce qu’exactement ils disent. D’abord, parce qu’un certain nombre de faits ne sont pas comptabilisés ou imparfaitement. Pourtant ils sont nombreux et importants pour l’analyse et l’appréciation d’une économie et d’une société. C’est le cas de l’enrichissement patrimonial, de l’accumulation des capitaux et des pouvoirs qui s’y attachent, de la répartition des plus-values économiques, des pertes de substance liées aux nuisances, des fraudes fiscales, de la qualité de la vie, de la correspondance entre la valeur comptabilisée d’un bien ou d’un service avec celle qu’y attache le citoyen… Il n’est pas question de «reprocher» à la comptabilité économique de ne pas prendre en compte tous ces éléments, et notamment les derniers. Ce n’est pas (ou pas encore) dans ses moyens. L’indication chiffrée n’est pas suffisante, au moins pour deux raisons. La première est qu’on ne mesure pas, par exemple, la beauté d’un match à son seul score. De même, on n’apprécie pas la politique et la gestion nationales aux seuls tableaux comptables qui les résument. La deuxième raison est simplement opérationnelle : toutes ces comptabilisations, si raffinées et si scrupuleuses soient-elles, s’élaborent et s’articulent dans un espace économique et monétaire donné, où les valeurs se mesurent au même étalon : la monnaie.
Cette méfiance des agrégats n’est pas un alibi pour les rejeter. Au contraire, c’est une obligation d’aller au contenu. La question véritable est : qu’y a-t-il, en fait, sous tous ces chiffres ? Deux exemples suffiront à faire comprendre le sens et la valeur de la question. Premier exemple : par népotisme ou par piston, dans une entreprise privée ou une administration publique, un individu émarge au budget de l’organisation mais n’y met pas les pieds. Littéralement, il est payé à ne rien faire. Or, on comptabilise son existence comme un «service» contribuant théoriquement, à hauteur de son salaire, à la production nationale. Deuxième exemple : une entreprise privée ou une collectivité publique investissent 100 millions de dirhams dans une unité de production. Mais cette unité se révèle mal conçue et il faut la détruire, en dépensant 20 millions de dirhams. En comptabilité, l’ensemble sera inscrit à 120 millions (et non zéro, ou un chiffre négatif). Ce ne sont pas des fautes comptables car, dans les deux cas, la dépense est faite. Le prétendu salaire, comme le mauvais investissement correspondent bien, en outre, à une décision et à un acte économiques. Qu’ils soient erronés, stupides ou malhonnêtes n’est pas pris en compte. En un mot, le contenu de ce service ou de cet investissement est indépendant de son montant, seul exprimé par la comptabilité et les statistiques. Leur valeur dépend des conditions dans lesquelles les décisions sont prises, c’est-à-dire de l’organisation et de l’orientation des pouvoirs et des décisions, de leur équilibre et de leur sanction. A ce titre, on conçoit qu’une économie administrée, protégée de l’extérieur faisant peu de place aux sanctions du marché, puisse exposer impunément des résultats chiffrés d’une apparence brillante, mais de signification limitée. De même, une économie pétrolière peut s’enivrer de scores de ses ventes sans rapport avec l’avancement concret de son économie relativement aux autres. Car la comptabilité nationale, comme l’ordinateur, continuent d’enregistrer, impavides, le pire comme si c’était le meilleur. En somme, la multiplication d’activités fait les gros chiffres. Mais les bons chiffres résultent des décisions de la société, de la bonne politique. Aussi, faut-il rechercher le sens des agrégats et des chiffres dans le circuit de la ressource commune : Qui produit la richesse ? Où va l’argent que la société produit et redistribue ? Où va l’argent public, que le pouvoir prélève pour gouverner ? Qui gagne et qui perd, dans ce jeu complexe, qui fait tous les jours la société où l’on vit ? Telles sont les questions auxquelles il faut répondre pour se forger une opinion et donner du sens aux chiffres.
