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Idées

Lutte contre la sous-facturation : le combat doit continuer

Au début des années 2000, des responsables d’administrations ont eu la lucidité et le courage de travailler avec les opérateurs du secteur privé pour lutter contre la sous-facturation. Ce sont les mêmes responsables que l’on retrouve aujourd’hui à  la faveur des nominations intervenues au sein du ministère des finances. Il ne faut pas que la dynamique enclenchée s’arrête et le privé a également un rôle à  jouer.

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Les récentes nominations au sein des grandes directions du ministère des finances et notamment celles à la tête de la Direction générale des impôts, l’Administration des douanes et impôts indirects et de l’Office des changes, ont été généralement bien accueillies par les opérateurs économiques. Les heureux élus jouissent de bonnes réputations gagnées dans leurs postes précédents. Au-delà de la bonne nouvelle que constitue l’arrivée à des postes importants de personnalités compétentes et intègres, ce dont on peut se réjouir, c’est de leur très probable prédisposition à travailler de concert et en étroite collaboration avec le secteur privé sur des chantiers de mise à niveau de l’économie marocaine qui n’ont besoin ni de ressources budgétaires supplémentaires ni de l’alourdissement de l’arsenal législatif ou réglementaire, mais seulement d’une détermination à œuvrer en synergie.
Un exemple de ce qu’il est possible de réaliser lorsqu’une telle disposition d’esprit existe, est le travail intéressant accompli récemment par ces trois directions en matière de compréhension, d’identification et de lutte contre plusieurs filières d’importation qui ont pratiqué de la sous-facturation.

Libéralisation de nombreux avantages… et un sérieux revers de médaille

Il était important que cet élan ne soit pas brisé comme cela arrive si souvent lors de larges mouvements de remaniement de haut commis de l’Etat. Ce risque semble aujourd’hui écarté et on peut même espérer que la démarche prenne de l’ampleur pour s’étendre à d’autres domaines pas nécessairement répressifs mais tout aussi cruciaux tels que la généralisation de la catégorisation des entreprises, l’adoption d’un identifiant unique et bien d’autres.
Mais revenons au cas de la sous-facturation et rappelons le contexte. La décennie qui vient de s’écouler a été, entre autres, celle de la libéralisation du commerce extérieur marocain. Plusieurs accords de libre-échange, dont on n’a d’ailleurs pas toujours compris la stratégie globale qui les sous-tendait, ont été conclus. Les produits importés ont commencé à couler à flots sur le marché local, ce qui a permis aux classes moyennes et modestes de consommer de nombreux biens jusque-là inaccessibles, parce que trop chers ou indisponibles. Le démantèlement a aussi donné naissance au secteur du commerce en franchise et contribué à structurer le secteur de la distribution. Enfin, autre effet vertueux de cette libéralisation, le démantèlement d’un certain nombre de situations de rentes construites à l’ombre des protections douanières et qui avaient contribué à déséquilibrer l’économie et à creuser le lit des inégalités qui rongent notre société.
Mais cette dynamique s’est aussi accompagnée de nombreux effets pervers parmi lesquels on peut citer la montée en puissance d’une économie de l’importation en sous-facturation qui a prospéré en mettant à genoux des secteurs entiers de l’industrie marocaine, en dérobant à l’Etat des milliards de DH de recettes fiscales et douanières et en causant une véritable hémorragie de devises.
Pour rappel, la sous-facturation est une pratique qui consiste à minorer la valeur d’une marchandise pour réduire les taxes à payer tant au titre des droits de douane qu’à celui de la TVA. Elle nécessite la complicité du fournisseur qui accepte de réduire sa facture à condition que la différence lui soit versée par un autre canal, autrement dit au noir. L’importateur doit donc aussi disposer de sommes conséquentes en devises déposées sur des comptes bancaires à l’étranger.
Il faut insister sur le fait que même dans le cadre d’un démantèlement total des droits de douane la sous-facturation reste intéressante pour ses adeptes car elle leur permet de se soustraire en grande partie au paiement de la TVA portant par la même atteinte au principe de l’égalité des contribuables devant cette taxe.
Pendant des années, les opérateurs se sont plaints de cette situation en portant leurs doléances de ministère en ministère et de direction en direction. Partout ils ont été écoutés avec compassion mais sans grands résultats. De toute évidence aucune administration ne pouvait lutter seule contre ce fléau et pour bien des raisons qu’il serait trop long de citer ici, les conditions n’étaient pas réunies pour qu’elles travaillent en étroite collaboration.

Une conjonction d’astres, une éclipse… et le miracle survint

Puis, comme c’est parfois le cas chez nous, une fenêtre s’est ouverte, au début des années 2000. Elle n’était pas le résultat de je ne sais quelle politique gouvernementale clairement énoncée mais plus simplement d’un alignement d’astres favorables, à savoir la présence à la tête des ministères des finances, de l’industrie, du commerce et du commerce extérieur, à la tête des directions des douanes et des impôts des personnes pragmatiques qui ont fini par prendre conscience de l’ampleur des ravages causés par ce problème et décidé enfin d’agir conjointement. Cet alignement était aussi renforcé par une éclipse, celle du tatillon directeur de l’Office des changes parti à la retraite, et qui a permis au secrétaire général agissant par intérim d’apporter sa contribution à ces actions.
Comment a fonctionné cette démarche conjointe ? Parce que c’est d’abord un problème d’importation, l’action commence lors du passage des marchandises en douane et c’est là qu’intervient le secteur privé. En effet ce sont les opérateurs victimes de ces pratiques qui donnent l’alerte et aident à établir le portrait-robot d’une opération frauduleuse – même si, très souvent, la valeur déclarée est tellement ridicule qu’elle suffit à éveiller les soupçons. Une fois la suspicion de sous-facturation confirmée par un faisceau d’indices complémentaire la Douane intervient conjointement, avec l’Office des changes et procède, si la fraude est avérée, aux redressements nécessaires. Les dossiers sont alors transmis à la Direction des impôts pour vérification et redressement sur la base du chiffre occulté.
Chemin faisant, les agents de ces différentes administrations ont découvert à la fois les failles qui existaient dans le dispositif réglementaire régissant les importations et l’ampleur d’une économie parallèle dont le chiffre d’affaires se mesure en centaines de millions de DH. On peut dire en exagérant à peine qu’à côté des ALE officiels conclus par l’Etat, ces filières ont créé entre le Maroc et la Chine un accord virtuel de libre-échange qui, faute d’être légal, n’en est pas moins dynamique.
C’est parce qu’elles aboutissent à une redéfinition de facto de la politique de commerce extérieur d’un pays que de telles pratiques présentent une menace à sa souveraineté économique. Tout aussi inacceptables sont les choix de ces opérateurs qui veulent bien profiter de leur insertion dans la communauté des citoyens sans pour autant en acquitter le prix en terme de contribution fiscale au budget de l’Etat. Economiquement dangereuses enfin sont les conséquences de ces pratiques car c’est en raison des graves distorsions qu’elles ont introduit dans le fonctionnement de l’économie et du caractère déloyal de l’avantage compétitif qu’elles confèrent à leurs adeptes que beaucoup d’investisseurs nationaux ont fait le choix de se détourner de l’industrie au profit de l’immobilier, de la distribution de produits importés ou de la pure spéculation boursière ou foncière.

Va-t-on encore crier à la campagne d’assainissement ?

Le Maroc qui souffre d’une persistance du chômage, d’une détérioration continue de sa balance commerciale, a vitalement besoin de réhabiliter les activités créatrices d’emplois et de richesses. La création de zones industrielles et d’infrastructures routières ou portuaires, qui se veulent être le fer de lance de la politique de l’Etat marocain en la matière, sont des conditions nécessaires mais pas suffisantes d’une réhabilitation de l’attractivité de l’industrie. La lutte contre les facteurs négatifs qui détournent les investisseurs nationaux et étrangers de secteurs structurants mais difficiles comme l’industrie ou encore l’agriculture reste un élément incontournable d’une véritable stratégie de développement économique.
Le problème de la sous-facturation mis en lumière dans cette modeste contribution n’est qu’un frein parmi d’autres tout aussi puissants tels que les dysfonctionnements de la justice ou le problème posé par le couple bureaucratie/corruption. Tous ces freins devront être desserrés si l’on veut créer les conditions d’une émergence industrielle.
En attendant, le secteur privé ne pourra pas se cantonner dans un rôle de poisson pilote. Il devra s’impliquer franchement dans l’accompagnement d’une telle démarche d’abord pour s’assurer que les entreprises transparentes ne vont pas souffrir dans la fluidité de leurs transactions des mesures prises pour contrecarrer les pratiques frauduleuses, ensuite pour donner par l’intermédiaire de ses associations professionnelles son appui politique et sa caution morale à une démarche qui n’est pas sans risques. En effet, ceux qui ont beaucoup à perdre n’hésiteront pas à agiter le souvenir de l’assainissement de 1996 tel un torchon rouge. L’occasion se présente d’un partenariat d’un nouveau genre entre des administrations audacieuses et un privé citoyen, il ne faut pas la manquer.

Ex-président de l’Amith, Karim Tazi est co-intiateur, avec Abdellatif Zaghnoun, ex-dg des douanes, de la catégorisation des entreprises.