L’enrichissement foncier

Chez nous, la plupart des enrichissements rapides proviennent, c’est bien connu, d’accélérations de plus-values foncières. Ces plus-values sont d’autant plus importantes qu’on est dans une économie et une société plus croissantes, aux besoins plus nombreux, à la demande globale plus pressante. Par un retour paradoxal des choses, c’est ainsi la distribution plus large de revenus qui provoque l’accumulation d’enrichissements de pénurie.
Selon qu’on a une conception plus ou moins exigeante de l’égalité des chances ou de la justice sociale, on peut condamner ou simplement déplorer les avantages et privilèges exorbitants du capital foncier, et les enrichissements qu’il procure… On peut même l’accepter, au bénéfice de la lasse philosophie qui veut qu’on ne donne qu’aux riches….bien que cela implique une solide dialectique. On peut aussi ne pas chercher à comprendre. Mais qu’on se penche un peu plus sur cette forme d’enrichissement, qu’on prenne la peine d’en connaître la véritable source, et il n’y a plus lieu de discuter. Fortunes ou magots, ceux-là s’échafaudent bien aux frais de la princesse, à travers des mécaniques vicieuses qu’on n’a pas redressées. Chez nous, la plupart des enrichissements rapides proviennent, c’est bien connu, d’accélérations de plus-values foncières. Ces plus-values sont d’autant plus importantes qu’on est dans une économie et une société plus croissantes, aux besoins plus nombreux, à la demande globale plus pressante. Par un retour paradoxal des choses, c’est ainsi la distribution plus large de revenus qui provoque l’accumulation d’enrichissements de pénurie. L’exemple le plus illustratif est sans doute celui lié au logement, dont la demande accrue provient de l’évolution démographique et de l’urbanisation accélérée depuis vingt ans. La hausse fabuleuse du prix des terrains dans les villes en est la conséquence directe, et fournit à quelques-uns une richesse née du besoin de tous. Le désir de résidence secondaire a conféré de belles rentes de situation à tels ou tels détenteurs d’un patrimoine foncier localisé dans des sites attractifs. De même l’«explosion touristique» a-t-elle déclenché des spéculations fructueuses sur tel morceau de côte ou de montagne. La multiplication des transactions et des actes immobiliers a multiplié le capital de telle étude, à l’abri d’une législation corporatiste alors qu’elle assure un service public…
La société, d’ailleurs, par l’intermédiaire de ses pouvoirs publics, consacre souvent elle-même par des actes administratifs le fait «générateur» de ces enrichissements : plans d’aménagement, plans d’occupation des sols, intégration des terres agricoles dans le périmètre urbain, financement d’équipements collectifs qui créent et confirment -sur argent public- des plus-values purement privées. Jusqu’ici aucune disposition de véritable envergure n’a été prise pour maîtriser ou seulement moraliser cet enchaînement malheureux. Pas même pour réserver, à la collectivité, la majorité des profits qu’elle finance. Or là réside encore une source d’inégalité formidable, et encore par l’argent placé dans le foncier. Pour saisir l’opportunité qui se présente, pour acheter ce qui va devenir rare, pour faire «un gros coup», il faut, d’abord, disposer des capitaux nécessaires. Mais il y a pire. Inégalitaires dans la possession, inégalitaires dans l’utilisation, ces capitaux fonciers donnent un privilège qui peut paraître rare, mais qui est devenu d’usage courant pour certains : prendre de l’enrichissement à tous les autres. Comment ? C’est au fond assez simple. En économie concrète, l’existence de «goulots d’étranglement» dans l’offre foncière, et des rentes de rareté qui en découlent, a un effet direct sur les prix des biens immobiliers. Lesquels entraînent aisément tous les autres selon une loi bien connue du nivellement par le haut.
La collectivité paie ce profit ; et plus directement, l’acheteur lorsqu’il s’agit du logement, dans le prix duquel le terrain entre aujourd’hui fréquemment pour la moitié ou les deux tiers. Au profit de quel groupe social, et pour rémunérer quel travail ? Par les hausses, vite diffusées, des prix d’accès au logement qu’ils déclenchent, ces enrichissements ont d’autres effets aux dépens de l’économie et de la société : la hausse de ce qui s’achète déclenche chez tous la volonté d’élever son revenu, et le processus s’accélère. Il n’est pas jusqu’au spectacle de fortunes rapides accumulées par des propriétaires fonciers dans des transactions où la transparence n’est pas de mise, qui n’exaspère la conscience de l’injustice, la mauvaise humeur civique, la contestation de l’argent facile. La classe des investisseurs, elle-même, ne sort pas indemne de cette aventure. A quoi bon s’échiner à diriger son entreprise, face à ses clients et à ses syndicats, quand on sait que tel propriétaire a fait plusieurs fois la culbute sur un terrain qu’il s’est donné seulement la peine d’hériter ou d’acheter ? Pourquoi, dans une économie et une société capables de financer de telles rentes, lier en quoi que ce soit son capital et son travail ? C’est pourquoi plusieurs pays ont institué un impôt foncier suffisamment dissuasif pour éviter la rétention foncière à des finalités spéculatives. C’est là le prix payé à la collectivité pour la sécurité qu’elle procure à la possession, et pour le droit -qu’on lui concède- de la connaître. Au Maroc, là aussi, la réforme fiscale a péché par le silence.