Idées
Le jeunisme en politique
On s’aperçoit qu’en réalité les jeunes ne se désintéressent pas de la politique, ils s’y intéressent autrement. La jeunesse d’aujourd’hui ne vit plus les mêmes expériences que les générations précédentes : la société et les grandes problématiques ont changé.

Le réveil de la jeunesse arabe à la politique a-t-il sonné ? L’idée que les jeunes seraient éloignés de la politique et ne feraient preuve que de peu d’intérêt à son égard était assez largement répandue. On s’aperçoit qu’en réalité les jeunes ne se désintéressent pas de la politique, ils s’y intéressent autrement. La jeunesse d’aujourd’hui ne vit plus les mêmes expériences que les générations précédentes: la société et les grandes problématiques ont changé. Par conséquent, le rapport à la politique n’est plus le même, il s’exprime autour d’attentes nouvelles, dans la recherche de nouvelles formes et par des modes d’action renouvelés. Les jeunes rencontrent la politique dans un contexte assez différent de celui de leurs parents, car le système de repérage, les grands clivages idéologiques, sont désormais en partie brouillés. Ainsi, notamment, les oppositions gauche/droite ou socialisme/libéralisme ne sont plus, pour eux, aussi évidentes. La question sociale, prégnance du chômage et des exclusions oblige, n’a par ailleurs jamais été aussi présente dans la formation des enjeux politiques et partisans. Autant d’évolutions qui ne pouvaient qu’influer sur les comportements des jeunes.
S’il faut saluer ce retour des jeunes à la politique, il n’empêche que ce retour suscite bien des interrogations sur son sens et ses enjeux. A partir d’observations, de fortes convergences se dessinent dans le milieu de la jeunesse. Primo, une relation perturbée à l’histoire : le passé de répression imprègne le regard sur le politique, les institutions, les élus jusqu’à l’effacement du sens des événements, de la place qu’ont pu jouer les forces démocratiques dans l’évolution des idées et de la société. D’où une contraction du temps, accompagnée de clichés et de stéréotypes négatifs à l’encontre des quelques acquis du processus démocratique. Secundo, une confusion entre identité et citoyenneté imprègne le comportement des jeunes. Cette confusion conduit à chercher ou à n’avoir confiance qu’en des représentants qui vous ressemblent, à qui s’identifier, et on se méfie de tous ceux qui sont d’«un autre univers». La ressemblance englobe aussi bien des origines et des appartenances culturelles que des traits physiques ou des manières de vivre et de parler. Le discours de la génération précédente des élus ou des politiques ne passe plus. Tertio, les jeunes manifestent une grande ambivalence à l’égard de l’Etat : on attend beaucoup d’un Etat providence, qui doit procurer l’emploi, verser des subventions, des allocations et garantir des droits-créances, tout en ayant le sentiment d’une corruption des nantis et de leur désintérêt pour les exclus ou les défavorisés. Cette ambivalence est le signe d’un désarroi dans la perception même des fonctions et des compétences bien au-delà du mécontentement à l’égard de tel ou tel gouvernement, de tel ou tel parti. Quarto, les incompréhensions et les malentendus culturels brouillent les codes du politique. L’incarnation du politique à travers des valeurs et des règles semblent jouer de moins en moins chez des jeunes qui se sentent exclus ou situés «ailleurs». D’autres types d’engagements surgissent, posant la question d’une qualification «politique» peu évidente au regard des critères classiques d’organisation partisane. Des collectifs se créent, parfois en dehors même de la forme associative, pour des mouvements tendant moins à la pérennité des activités qu’à la force du message dans l’immédiat.
Certes, les jeunes revendiquent -à juste titre- plus de liberté, un nouveau modèle social, et une place prédominante leur permettant de jouer un rôle majeur au sein d’un nouveau système. Cette génération refuse de ne vivre que sur les acquis du passé, et cherche sa propre identité à travers des rejets. Mais, de grâce, gardons, en nous, cette mémoire politique qui donne un sens positif au renouvellement des aspirations des générations successives. Autrement, on glisserait dans l’idéalisation du jeunisme. En toute situation de crise, on observe l’émergence d’une idéologie «jeuniste» comme vecteur de délivrance collective qui désacralise et déclasse le «corps vieux» pour convertir la jeunesse en «capital» à investir dans la construction du nouveau pouvoir. Dans l’aire arabo-musulmane, ce «jeunisme» s’est manifesté, une première fois, au début du XXe siècle avec la révolution jeune-turque de 1908. Les jeunes-Turcs ont en effet été motivés par un tragique désir de «tuer le père», défaillant. Tuer le père, en l’occurrence le sultan Abdulhamid II, revenait à reconstituer la famille autour d’un père jeune, capable de la mener vers un avenir victorieux. Le pouvoir kémaliste, qui eut pour tâche de bâtir une société moderne, n’érigea pas moins à son tour le culte de la jeunesse en mode d’encadrement de la société. Quatre décennies plus tard, c’est au monde arabe, tétanisé par ses Nakabat, de connaître une période de jeunisme. Les monarchies vieillissantes, coupées de leurs sociétés, s’effacent devant les «Officiers libres» et des intelligentsias largement acquises aux idées de gauche projetant la «Nation arabe» dans un avenir radieux. Toutes les figures emblématiques de ces mouvement sont jeunes : Nasser est arrivé au pouvoir à 34 ans ; Saddam Hussein s’impose comme le véritable homme fort du régime à 31 ans ; Khadhafi n’a que 27 ans lorsqu’il fait son coup d’Etat en Libye. Ces régimes «révolutionnaires» issus des coups d’Etat militaires et portés par des jeunes, évolueront rapidement en systèmes bureaucratiques, coercitifs. Aux jeunes d’aujourd’hui de tirer les leçons de l’Histoire. Que leur fraîcheur soit porteuse de promesses démocratiques pour l’avenir.
