La délation : Entretien avec Mouhssine Benzakour, Sociologue

Pour certains patrons, la délation est une nuisance, alors que la dénonciation est un moyen de mettre un terme à un fait répréhensible. Comme la rumeur, la délation dans l’entreprise est un symptôme de dysfonctionnement en matière de transparence

Mouhssine-Benzakour«Certains patrons se servent d’un délateur pour pouvoir tout gérer»

La délation est vieille comme le monde. On en use pour nuire ou pour faire bonne figure devant une personne dont on cherche les faveurs. Cette dernière peut aussi s’en servir pour mieux contrôler son environnement. Dans tous les cas, la délation est un fait nuisible qui mène toujours aux conflits. Mouhssine Benzakour, sociologue et enseignant chercheur, replace le problème dans le contexte de l’entreprise.

D’une façon générale, comment est perçue la délation dans l’entreprise ?

En tant que phénomène social, la délation est une pratique courante dans n’importe quel milieu et l’entreprise n’échappe pas à la règle. Et ce, depuis la nuit des temps. N’a-t-on pas observé certaines attitudes douteuses de certains responsables, que ce soit dans le milieu professionnel ou même politique, qui s’appuient sur la délation pour asseoir leur autorité ?

Souvent, les entreprises adoptent deux attitudes vis-à-vis de ce phénomène. Soit elles y adhèrent parce que justement les responsables ont mis en place ce système de flicage pour s’assurer de toute remontée d’informations. La délation peut tout à fait, dans ces cas, être une méthode pour tout gérer et tout connaître. Soit elles ignorent le problème parce qu’elles minimisent les effets de la délation et sous-estiment son impact. Ici, on aurait tendance à dire que si on intervient, c’est que quelque chose est vrai. C’est l’idée contenue dans le proverbe «il n’y a pas de fumée sans feu». Alors, bien souvent on attend que ce bruit de couloir se dissipe de lui-même, ce qui arrive rarement.

Dénonciation, délation: beaucoup confondent les deux. Pourtant, ce sont des faits différents…

Tout à fait ! La délation a un côté véritablement négatif. Il s’agit de donner des informations pour nuire, alors que la dénonciation peut être de la prévention. Bien sûr, la frontière n’est pas toujours nette. Dénoncer consiste en principe à contrer quelque chose de négatif. Doit-on laisser passer des actes de vol, de corruption, de fainéantise…? Dénoncer peut, je pense, devenir dans certains cas une obligation. Dans les questions de sécurité notamment. C’est souvent le cas des flics qui protègent leurs «indics». On peut également dénoncer dans le but même de protéger la personne qui s’expose elle-même (un ouvrier qui ne porte pas son casque dans un chantier par exemple).
J’irais même plus loin en soulignant que la délation est acceptée par certains parce qu’elle favorise l’harmonie, la stabilité…

Existe-t-il un profil type de «balance» ?

Le délateur prétend le plus souvent obéir à des mobiles nobles : il protège la morale ou plus exactement… sa morale. Les mobiles sont souvent plus inavouables. Le délateur est en effet guidé par la jalousie et l’insécurité. En ramenant fréquemment des affaires croustillantes à sa hiérarchie, il se croit immunisé contre la réprimande ou cherche à faire du mal à un collègue.
D’un autre côté, une balance, surtout dans le cas d’une pipelette, n’a souvent pas conscience de faire du mal. Il sait quelque chose qu’il ne peut s’empêcher de divulguer. Ce comportement, tout à fait humain, n’en a pas moins des conséquences qui peuvent être graves, identiques à ceux d’une délation dont le seul but est de nuire.

Peut-on alors parler de dysfonctionnement dans les entreprises où la délation est courante  ?

C’est sûr ! C’est comme le cas de la rumeur qu’on laisse s’amplifier. Elle est dangereuse parce qu’on ne sait pas d’où elle vient. Chacun peut l’alimenter à sa façon. De plus, toute personne est susceptible d’être la cible d’une rumeur ou d’en être le vecteur sans le vouloir. Ce sont des situations sur lesquelles les managers qui en minimisent le danger doivent travailler. Il est certain que plus l’entreprise est structurée, moins elle sera encline à tolérer ou encourager ces pratiques. Lorsqu’il y a une bonne communication, une transparence sur les rémunérations et le management, comme dans de nombreuses grandes entreprises, le problème ne devrait pas se poser.

Quelles sont les conséquences de ce phénomène dans la vie d’une entreprise?

C’est assurément la porte ouverte à tous les abus, au n’importe quoi. La morale disparaît en même temps que la confiance aux autres. L’insécurité est partout et elle alimente à son tour, dans un cercle vicieux, l’acte de délation. Tous les systèmes de communication sont alors bloqués. L’entreprise elle-même tout entière peut être bloquée parce qu’on n’y fait plus preuve d’innovation.