Au Royaume
L’homme de l’ombre qui s’est brûlé au contact de la lumière
Un des premiers avocats du Maroc, il a été, de près ou de
loin, mêlé aux tumultes du Maroc de l’après-indépendance.
Il s’est retrouvé à la tête de l’USFP presque
par défaut.
L’ampleur de sa gloire n’aura eu d’égale que la brutalité
de la désapprobation qui a entraîné sa chute.

Abderrahmane Youssoufi est né avec le siècle, le vingtième, dans le tumulte d’une cité, Tanger l’internationale, au charme particulier, livrée aux intrigues des puissances où espions de toutes nationalités, aventuriers de tout poil croisent les ultimes corsaires d’une époque qui s’apprêtait à rendre l’âme. Il en a fêté la fin dans la capitale du Royaume en costume trois-pièces, dans une somptueuse résidence, pratiquement dans la peau d’un sauveur. C’était lui ou le déluge. Lui ou la crise cardiaque dont meurent aussi les pays, selon l’expression consacrée de feu Hassan II.
Sacrifions aux évidences : l’itinéraire de l’homme est loin d’être banal. Un des premiers avocats du Maroc quand d’autres, des millions, ne concevaient l’école que comme un repère du satanisme roumi. La suite va de soi. Le Mouvement national, l’Indépendance, l’opposition, la condamnation à mort, l’exil, la grâce et le retour. Mais auparavant, son adhésion en 1975 par cassette-audio à l’option démocratique de Abderrahim Bouabid. Le reste entre Cannes et Casablanca, à l’ombre du premier secrétaire historique de l’USFP.
Aux reliefs controversés d’un Fquih Basri, par exemple, il oppose une image évanescente, lui qui pendant longtemps préférera les coulisses ombragées aux sunlights du spectacle politique. Sous la plume du Fquih, confessé par Hassan Najmi dans Al Ittihad Al Ichtiraki, M. Youssoufi apparaît comme un «second couteau». Quand il se retrouve à la tête de l’USFP, c’est presque par défaut.
Candidat par défaut, il était là au bon moment
Aucun des «historiques» n’est plus aujourd’hui du royaume des vivants, à l’exception de Abdellah Ibrahim. Mais lui n’avait pas suivi ses amis sur la voie du redressement de l’UNFP. Mehdi Ben Barka, disparu. Omar Benjelloun, assassiné. Abderrahim Bouabid, mort de ses nuits blanches et de maladie au service d’une cause socialiste démocratique qui n’en finissait pas de ne pas rompre avec ses ancrages panarabo-marxistes. Que restait-il ? Mohamed Elyazghi ? Incompatible alors avec l’humeur du Palais et persona peu grata auprès des amaouistes. Noubir Amaoui? Doublement irrecevable parce que impensable et inconcevable. Abdelwahed Radi? Oui, mais… Avec toute l’aura de l’exil, Abderrahmane Youssoufi tombait sous le sens pour mettre un voile de pudeur sur les dissensions, la lettre de démission en permanence dans la poche. Il en usera jusqu’à l’usure de la ficelle.
Nuançons. Si les hommes naissent égaux, tous les Marocains avaient par définition une chance à leur naissance de devenir des Abderrahmane Youssoufi. Un seul l’est devenu. La conjonction des astres ? Pas seulement. Avec le bagage qu’il faut, il s’est retrouvé au moment qu’il faut à l’endroit qu’il faut.
L’art de saisir la chance quand elle passe en prime. Lorsqu’en 1998, l’alternance à la marocaine était devenue incontournable, le «Tangérois rusé» s’est retrouvé, quand il n’y avait plus personne, seul au carrefour de l’Histoire, pour lui indiquer la voie à prendre. Son grand fait d’armes alors, après y avoir échoué en 1992, est d’avoir mené son parti au oui à la Constitution hassanienne de 1996 après de longues années de boycott, de non-participation et de niet.
Pour l’USFP de l’époque, c’est un sevrage doublé d’une révolution à rebours. Le voici donc Premier ministre. En 43 ans d’Indépendance, trois fois seulement les gouvernements ont été dirigés par des hommes issus du Mouvement national : Ahmed Balafrej en 1958 fera long feu : huit mois. Abdellah Ibrahim ne fera guère mieux entre 1959 et 1960. Pour avoir duré de 1998 à 2002, Abderrahmane Youssoufi emporte avec lui dans sa retraite le record de cette catégorie.
Nommé pour présider à l’alternance, il est plébiscité à l’international et ovationné au Maroc. Rapidement, il troque ses cravates C&A bon marché pour d’autres, standing oblige, de meilleure qualité et de meilleur goût. C’est l’une de ses forces que de s’adapter rapidement. Dans l’exercice de ses fonctions, il mettra quelque temps toutefois avant de trouver ses marques. A Tanger, sa ville natale, où il accueille des opérateurs français, on le verra chercher des yeux Ahmed Lahlimi, son factotum des débuts, avec le regard de l’enfant qui aurait perdu son père dans la foule.
Il était là grâce à une conjoncture et un parti qui, pour ne pas s’être refusé aux sacrifices pendant quarante ans, était devenu la formation du moment. Et lui en était le patron. A observer son comportement depuis qu’il en a pris la direction, il en ressort qu’il ne surfait sur la vague des durs à l’intérieur de sa formation politique que pour mieux faire passer à l’extérieur les positions des participationnistes au gouvernement.
Son atout est qu’il était pratiquement le seul à pouvoir faire cohabiter Mohamed Elyazghi et Noubir Amaoui avant de sacrifier, au dernier congrès, le second sur l’autel du soutien au premier pour une reconduction de deux ans à la tête du parti et, en conséquence, à la tête du gouvernement… Une erreur ou après moi le déluge ?
Sur son rôle dans les succès et les échecs de l’alternance avec l’inflammation de l’exercice des libertés qui l’a accompagnée, sa contribution à la transition monarchique et bien d’autres réalisations, l’histoire à froid lui rendra sa part de justice. Pour l’instant, l’énigme de cet homme de l’ombre qui s’est brûlé au contact de la lumière reste entière : comment ce leader auquel on a tressé des lauriers jusqu’aux limites du culte repart sous les huées d’une bonne partie même de ses ami ?
