Au Royaume
Driss Khrouz : zéro langue de bois
Le directeur de la Bibliothèque nationale rêve d’une opinion publique marocaine moins étriquée et cultivant plus son esprit critique.

Partisans du buzz et du sensationnalisme vain, prophètes de la «pensée» creuse et racoleuse, tremblez ! A la Bibliothèque nationale, un homme veut vous mener la vie dure, il rêve d’abattre votre si risible, votre si nuisible médiocratie.
«On n’a pas le droit de dire n’importe quoi», assène Driss Khrouz, passablement exaspéré par l’amas d’amalgames, d’approximations, d’opinions préconçues qui, chez nous, servent souvent de manuel de conduite. «Nous vivons dans un pays où les gens sont incapables d’argumenter. Et même, souvent, nullement désireux de le faire. On confond une idée, une opinion et un jugement de valeur. On confond ce qui nous plaît avec ce qui est». C’est un érudit qui vous le dit. Un enseignant-chercheur méticuleux, qui a affûté ses neurones aux amphis de Rabat et de Fès, qui recueille, conserve et diffuse le savoir depuis sa nomination, il y a neuf ans, à la tête de la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc (BNRM).
«La matrice qui a détérioré cette société, c’est l’enseignement»
Mais bon. Parfois, les efforts les plus louables semblent vains, dérisoires, face à la léthargie, au je-m’en-fichisme ambiant. «Dans notre société, la majorité des gens s’abrutissent. Nous ne cultivons pas l’esprit critique, l’analyse. Nous cultivons la soumission, l’obéissance, l’uniformité. À la logique, nous préférons la rhétorique», déplore ce docteur en économie.
Le grand prix de l’abrutissement des masses ? Il l’attribue à l’école, à la famille et aux médias. À l’école surtout : «La matrice qui a détérioré cette société, c’est l’enseignement, l’éducation». Le bourrage de crâne comme règle absolue. Théorèmes, poèmes, vers, versets… Comme un vaste troupeau de ruminants, tout mâcher et tout recracher. La curiosité ? La créativité ? Pfft ! Et puis quoi encore ? «Comment espère-t-on, dans un milieu pareil, tirant vers le bas, inculquer le savoir, la liberté de choix, le respect de l’autre, la citoyenneté ?», se demande Driss Khrouz.
Dans la petite bourgade de Gourrama, à une trentaine de kilomètres de Tazmamart, son milieu à lui déifiait le travail et défiait les obstacles : qu’il vente ou qu’il pleuve, le stoïque enfant faisait chaque jour ses dix kilomètres à pied, s’usait les souliers sur les chemins tortueux de l’école primaire. En 1962, au lycée militaire de Kénitra, même atmosphère d’application, d’honnête labeur : «Nous avions les meilleurs profs, se souvient un ancien de l’établissement, ému. Ils nous transmettaient des valeurs d’honnêteté, de rigueur, d’humanisme, d’égalité, de solidarité, de justice».
On est loin des lycées à deux vitesses, à mille lieues de la triche généralisée, érigée en art, de la déchéance. «Qu’est-ce qu’on apprend aujourd’hui aux élèves ? À lire et à écrire, certes. Mais lire et écrire quoi ?», tonne le directeur de la bnrm. «On fait rimer, par exemple, l’alphabétisation à l’apprentissage de quelques sourates. On récite des versets dont on ne comprend même pas le sens. On ne créé pas de l’intelligence mais des réflexes».
Des institutions étatiques «hors-la-loi»
Créer de l’intelligence. Un projet grandiose auquel Driss Khrouz participe, à son modeste niveau. À la Bibliothèque nationale -un très bel objet architectural-, on parle fiévreusement de liberté de conscience ou d’identités africaines, on lit de longs extraits du Dernier combat du Captain Nimat, le roman censuré de Mohamed Leftah, et on le commente avec feu ; on revoit ses classiques grâce aux cycles de cinéma, on découvre l’art de Hassan Darsi ou la «cuisine chilienne» d’Andres Hermossilla. «On ne vient pas ici pour réviser. Mais pour débattre, argumenter, se frotter l’œil et le cerveau à des activités, des thématiques nouvelles, à des arts nouveaux, variés. La BNRM est un espace de diffusion de la culture».
Et de conservation du patrimoine, insiste le bibliothécaire-en-chef, furieux contre ces institutions de l’État qui «violent elles-mêmes la loi» en faisant de la rétention de manuscrits. «Des documents portant le tampon BGA, qui ont été volés à la Bibliothèque générale et archives (ex-bnrm, ndlr), sont cachés dans des ministères et d’autres services qui refusent de nous les restituer». M. Khrouz ne cite pas de noms «pour n’offusquer personne», mais rappelle que «tout ce qui relève du patrimoine doit venir ici, pour qu’il n’aille pas à l’étranger, pour qu’on le restaure et le numérise, qu’on le mette à la disposition des Marocains».
Mais M. Khrouz reste, malgré tout, optimiste. «On ne naît pas citoyen, responsable, cultivé. On le devient. Et on le devient en apprenant». Pour cet idéaliste pragmatique, la Bibliothèque nationale a un rôle politique important, au sens que lui confèrent Aristote et Platon, celui de participer à la gestion de la Cité. «La culture permet à une société d’avoir de la motivation, de l’énergie, de la mobilisation. Sans culture, l’être humain est déshydraté, desséché. Sans culture, nous ne pouvons pas créer un destin collectif. Enfin, pour ceux qui ont la prétention de croire que les sociétés n’ont besoin que de richesse, j’ajouterai que sans culture, la richesse ne va pas loin». Parole d’économiste.
