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Au Royaume

De plus en plus de célibataires… par nécessité

Le mariage précoce a quasiment disparu au Maroc. L’âge moyen du mariage est, au niveau national, de 30 ans et plus pour le garçon.
Pour la fille, il est passé de 17 ans en 1960à27 ans actuellement.
Raisons : études de plus en plus longues, difficultés socioéconomiques et changement des mentalités.
A la campagne,
le mariage tardif des filles est lié à l’émigration massive des hommes.

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Yassine a trente-cinq ans bien sonnés. Avec dix ans de carrière dans une multinationale. Il a tout pour fonder une famille : appartement, voiture, avenir… mais il ne saute pas le pas «Le mariage me fait peur car j’ai vu, autour de moi, plusieurs de mes amis divorcer après moins de trois ans de mariage. D’autres sont à couteaux tirés avec leurs femmes. Je préfère rester célibataire que courir le risque de voir mes enfants vivre le martyre à cause de parents séparés ou menant une vie de couple désastreuse.» Ce jeune homme est le type même du célibataire qualifié par les sociologues d’«autonome», «exigeant», effrayé par la responsabilité familiale. Le célibat est pour lui un choix délibéré.
Par choix ou par nécessité, le temps où les Marocains convolaient en justes noces avant l’âge de seize ans pour les filles, et avant vingt ans pour les garçons, estsemble-t-il révolu. Les mœurs ont-elles évolué au point que la famille a abdiqué le pouvoir qu’elle détenait de marier ses enfants et de leur choisir un conjoint?

Les sociologues attendent les résultats du recensement 2004 pour confirmer la tendance
Les données démographiques officielles confirment ce constat irréversible : la quasi-disparition du mariage précoce au Maroc. Déjà, le recensement de 1994 avait révélé que l’âge moyen du mariage au niveau national se situait entre 26 ans en milieu rural et 30 ans en milieu urbain. Statistiques corroborées par une récente étude faite par le Centre d’études et de recherches démographiques (CERED) dont le Haut commissaire au Plan, Ahmed Lahlimi, a donné un premier aperçu : les Marocaines qui se mariaient à 17 ans en 1960, ne se marient plus qu’à 27 ans et plus aujourd’hui. Une autre étude, récente, de la direction des Statistiques, livre le même constat : 35,5 % des femmes marocaines sont célibataires, 31,5 % sont mariées, 9,6 % sont veuves et 3,2 % sont divorcées.
Les spécialistes de la démographie et de la sociologie attendent les résultats officiels du recensement de 2004 pour voir confirmée cette tendance, celle du retard du mariage des jeunes, garçons et filles. Cette évolution ne peut que s’affirmer, soutient Mustapha Aboumalek, enseignant de sciences politiques à la faculté de droit de Casablanca et spécialiste en sociologie de la famille, pour avoir soutenu, il y a une quinzaine d’années, une thèse sur le mariage à Casablanca.
«Par rapport au recensement de 1994, l’évolution serait lente, mais réelle. Dans le domaine sociologique, l’évolution est toujours lente parce qu’elle est décisive, parce qu’il n’y a plus de retour en arrière. Elle est lente mais réelle, en ce sens qu’on peut parler, quand il s’agit de mariage, qui est un événement très important dans la vie d’une personne, d’une certaine évolution des mœurs et des règles matrimoniales», défend-il.
Cette tendance des jeunes à bouder le mariage n’est pas un phénomène exclusivement marocain. Les deux pays voisins du Maghreb vivent une tendance similaire, révèlent des statistiques fournies par l’Institut national d’études démographiques en France (INED). En Tunisie, l’âge du mariage des femmes est passé de 19 ans en 1956 à 27,8 ans aujourd’hui ; en Algérie, de 18 ans en 1966 à 27,6 ans en 1998. On peut même parler de phénomène universel. En France par exemple, révèle le site électronique du quotidien Le Monde, le nombre des mariages, en 2003, a enregistré une baisse de 6 000 par rapport à 2002. Alors que l’âge moyen du mariage pour les jeunes Français, en 2004, est de 30,4 ans, soit une augmentation de 1,7 % par rapport à 1994, l’âge moyen du mariage de la jeune Française est passé, lui, cette année, à 28,3 ans, soit une augmentation de 1,5 % par rapport à 1994.
Au Maroc, deux raisons majeures seraient à l’origine de ce phénomène, déjà fortement soulignées par le recensement de 1994. Il y a d’abord la scolarisation massive des Marocains, qui a engendré des études plus longues ; il y a ensuite les difficultés socio-économiques de plus en plus insurmontables avec leur cortège de chômage, d’absence de logement et du coût de la vie qui n’arrête pas d’augmenter. Un sondage effectué par l’Organisation marocaine de l’équité familiale (OMEF), en partenariat avec le Forum des jeunes, confirme que ces derniers ont tendance à bouder de plus en plus le mariage, d’abord pour des raisons économiques. Sur les 1 212 sondés (663 garçons et 549 filles, dont 82,51% en milieu urbain et 17,49% en milieu rural), toutes catégories socioculturelles et socioéconomiques confondues, révèle le sondage, 81,19 % habitent encore avec leur famille. 889 parmi eux (73,35 %) disent ne pas être économiquement prêts pour le mariage. 51,24% ne peuvent se marier car ils sont sans ressources et plus de 17 % arguent de la cherté de la cérémonie de mariage.
Mustapaha Aboumalek, dans le cadre d’une enquête, toujours en sociologie de la famille, mais intégrant cette fois-ci la dimension du célibat, nuance le constat. Les difficultés socioéconomiques sont réelles, mais ne sont qu’une raison apparente du retard du mariage. Il faut aussi tenir compte, selon lui, de ce qui n’est pas apparent : «La dimension psychosociologique. Ça ne veut pas dire qu’on a peur, mais qu’on a une certaine appréhension de l’union, pour la simple raison qu’on ne veut pas rater son premier mariage : on prend toutes les précautions. Ce constat est valable surtout dans le milieu urbain et, particulièrement, les couches aisées. Dans ce dernier cas, ce n’est pas le problème matériel qui est handicapant, mais le problème culturel. Quand on est issu d’un milieu instruit et relativement aisé, on a tendance à vouloir réaliser son modèle : vivre d’une manière autonome, choisir à tête reposée son partenaire, bref réaliser le mariage auquel on aspire.»
En milieu rural, les choses diffèrent. Dans le cas d’Ounain, dans le Haut-Atlas, soutient-il, on retarde le mariage parce que «le conjoint potentiel est introuvable. Dans le milieu rural, il y a un exode massif des hommes, les femmes restent au bled.» Elles attendent le retour du conjoint prodigue qui, lui, prend tout son temps. Ces ruraux qui émigrent, dans la plupart des cas, ne se marient pas sur place, pour la simple raison qu’ils ne sentent pas à l’aise sur le marché citadin du mariage. «Ils ne se trouvent à l’aise que dans leur milieu rural d’origine.»
Une autre raison du retard du mariage, récurrente dans l’analyse que font les sociologues de la société marocaine actuelle : le modèle traditionnel est en train de s’effriter. Ce n’est plus la famille qui est prédominante dans la décision du mariage et dans le choix du conjoint. Celle-ci a tendance à laisser faire les enfants. Ces derniers acquièrent de plus en plus d’autonomie, qu’ils ont du mal à gérer, pour des raisons matérielles, mais aussi pour des raisons sociologiques. Selon l’analyse de M. Aboumalek, le jeune Marocain «est ballotté aujourd’hui entre deux modèles, l’un traditionnel, qui suppose que c’est la famille qui marie les enfants. Et un modèle en gestation, qu’on peut qualifier de moderne, qui suppose que l’individu tient à prendre lui-même la décision, a tendance à négocier davantage avec sa famille pour le choix du conjoint. Cela se répercute sur l’âge du mariage : le choix prend du temps et on finit par se marier à un âge plus ou moins tardif. On peut dire que, sociologiquement, au Maroc, il y a retard et non pas refus ou rejet du mariage».
Le célibat provoque un débat national. L’OMEF, en partenariat avec l’ISESCO et le Forum des jeunes du Troisième millénaire, a convié en novembre dernier juristes, psychologues et sociologues pour débattre sur le thème : «La réticence des jeunes à l’égard du mariage». S’appuyant sur les résultats du sondage précité, quelques intervenants soulevèrent un autre handicap à l’origine du retard du mariage : le nouveau code de la famille (voir encadré). Mais, même s’il n’y a pas encore de statistiques pour étayer cette façon d’appréhender les choses, des responsables du tribunal de famille de Casablanca estiment que la nouvelle moudawana n’a, en aucune façon, amplifié le phénomène du célibat. Les gens, selon Aïcha Lkhmas, continuent de se marier comme par le passé, dès qu’il en ont les moyens matériels, même si on commence à réfléchir plus mûrement avant de conclure l’acte. Elle avance en outre l’idée suivante, qui ne manque pas de pertinence : «L’essentiel n’est pas de se marier coûte que coûte. Des milliers de mariages tournent court une ou deux années après leur conclusion. A mon avis, il vaut mieux ne pas se marier dans ce cas-là, puisque le divorce crée plus de drames que le célibat.»
Les conférenciers sur le célibat ont tiré une autre conclusion : les jeunes ( le sondage a révélé que 55 % ne sont pas préparés psychologiquement à vivre l’expérience), rejetteraient de plus en plus la responsabilité de la famille et des enfants à cause de la permissivité d’une société qui tolère un libertinage au niveau des relations entre les deux sexes. Autrement dit, les rapports sexuels en dehors du cadre du mariage seraient d’autant plus fréquents que les jeunes auraient tendance à se détourner du mariage. Et, façon de tirer la sonnette d’alarme, la première des douze recommandations, faites à la fin de la conférence, laisse perplexe : «La préservation de l’institution de la famille et sa réussite sont tributaires du retour des Marocains aux valeurs et aux sources religieuses.» On va même plus loin : le ministère de l’Education nationale, toujours selon cette recommandation, «se doit d’intégrer massivement dans le système pédagogique marocain cette portée religieuse.»
Une autre recommandation donne à réfléchir. Elle exhorte à «la lutte contre tout ce qui peut se substituer à l’institution du mariage et qui est contraire aux lois de la nature, comme la prostitution et le concubinage.» Laissons l’organisatrice de la conférence, Hayat Boufrachen, présidente fondatrice, de l’OMEF et psychologue commenter: «Notre société vit une double personnalité, où l’hypocrisie règne : d’un côté il y a une évolution socioculturelle, qui donne lieu à une certaine permissivité dans les relations entre garçons et filles, d’un autre côté ces relations sont condamnables par les mœurs, voire par la loi. Je dirai plus : cette permissivité ne concerne pas uniquement les Marocains célibataires, même la plupart des hommes mariés ont des relations extraconjugales. Je défie quiconque de dire le contraire : dès qu’un homme marié commence à gagner mieux sa vie, il pense diversifier ses partenaires. Les références à l’islam, qui condamne ce type de relations hors-mariage, sont une chose, la réalité sociale marocaine en est une autre.»
M. Aboumalek partage le même raisonnement. Les jeunes Marocains, selon lui, n’attendent plus le lien du mariage pour vivre leur première expérience sexuelle, sauf qu’ils la vivent mal et d’une façon frustrante. La cohabitation et l’union libre, quoique proscrites par la loi et les traditions, ne sont plus rares dans la réalité sociale marocaine actuelle. «Le célibat, conclut-il, est vécu d’une façon si douloureuse que les jeunes finissent par aspirer à se marier.»

Le phénomène n’est pas exclusivement marocain. Ainsi, en Tunisie, l’âge du mariage des femmes est passéde 19 ans en 1956 à 27,8 ans aujourd’hui ; en Algérie, de 18 ans en 1966 à 27,6 ans en 1998.

Le jeune Marocain est ballotté aujourd’hui entre deux modèles, l’un traditionnel, selon lequel c’est la famille qui marie les enfants, l’autre en gestation, qu’on peut qualifier de moderne, suppose que l’individu prenne lui-même la décision. Il a tendance à négocier avec sa famille pour le choix du conjoint, ce qui se répercute sur l’âge du mariage : le choix prend du temps et on finit par se marier à un âge plus ou moins tardif.

En une cinquantaine d’années, l’âge du mariage a reculé de dix ans pour les filles. Les causes varient selon le mode de vie (urbain-rural) et le milieu social. Mais on n’a pas, pour le moment, constaté d’aggravation du phénomène en relation avec la nouvelle moudawana.