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Bouchra Ghiati : «Nous sommes très loin de l’égalité et de la parité»

Des «attentions d’un jour» plus que des actions de fond, qui sont censées «fêter la femme» et non ses droits. Il reste donc beaucoup à faire pour améliorer les conditions de la femme marocaine.

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femme au Maroc

Ancienne directrice de communication à Lydec, présidente de l’association INSAF, Bouchra Ghiati est aujourd’hui directrice déléguée de l’Association professionnelle des cimentiers (APC). Son parcours qui l’a menée de la communication au militantisme lui permet, aujourd’hui, d’apprécier l’évolution de la femme aussi bien dans les sphères économique, sociale que juridique. Elle appelle à un militantisme soutenu et des actions continues en vue de conforter la femme dans ses droits…

Régulièrement, notamment à l’occasion du 8 Mars, des membres du milieu associatif et autres féministes s’enorgueillissent des avancées de la condition de la femme. Qu’en pensez-vous ?
Ce que j’observe et qui s’accentue depuis quelques années, ce sont des petites actions organisées ici et là, relevant plus du marketing que du militantisme. Des «attentions d’un jour» plus que des actions de fond, qui sont censées «fêter la femme» et non ses droits. Tant que la femme marocaine se posera mille questions avant de sortir, sur son aspect extérieur, sur ses moyens de mobilité, sur les lieux publics «autorisés»…, tant qu’elle sera discriminée et freinée dans ses ambitions du simple fait de sa condition de femme, à la maison, au travail, dans l’espace public,… et qu’elle préférera en cas d’abus se taire plutôt qu’aller vers les autorités et la justice, nous ne pourrons parler d’avancée.

Selon vous, quels sont les acquis et que reste-il à faire ?
Dans la Constitution de 2011, les acquis sont importants, mais ils n’ont pas été traduits dans les textes de loi, et encore moins dans les mentalités et la vie quotidienne. Nous sommes très loin de l’égalité et de la parité. La réforme de la Moudawana date de 2004. Même quand elles existent, certaines dispositions en faveur des droits des femmes sont contournées ou inappliquées, ajoutant de la précarité dans leur vie, et décourageant la plupart de celles qui osent recourir à la justice. Certes, la loi contre les violences faites aux femmes est sortie. Même si certains la trouvent en deçà de leurs ambitions, elle a le mérite de couvrir des sujets graves. C’est déjà un acquis qu’il faut rendre opérationnel en sensibilisant, en expliquant à toutes leurs droits et à tous les limites à ne plus franchir, sous peine de sanctions, voire d’emprisonnement. Il manque aussi les infrastructures et les mécanismes de protection et d’aide aux plus vulnérables qui se retrouvent à la rue, avec leurs enfants très souvent.

Au-delà de ce cadre normatif, où en est la femme dans la vie professionnelle ? Dans votre parcours de femme active, quelles ont été, pour vous, les contraintes en tant que femme ?
A partir d’un certain niveau, le plafond de verre : impossibilité de changer de poste au sein de la même organisation. Il a fallu changer d’entreprise. Les femmes sont plus confinées dans les fonctions supports, alors que les hommes, à formation et expérience égales, se voient confier des challenges plus vite et sur un spectre plus large. Le regard qu’ont eu beaucoup de collègues hommes sur les femmes en entreprise: pour eux, elles sont soit amies, soit rivales. Un préjugé qui n’atteint pas les relations entre collègues hommes. En conséquence, toute divergence de points de vue entre deux femmes, aussi minime soit-elle, a été systématiquement «résumée» en une «histoire de femmes».

Comment avez-vous géré vos collaborateurs hommes ?
A part un ou deux cas, je n’ai pas rencontré de problème en particulier. Mon niveau d’exigence m’est tout aussi appliqué. Je démarre sur une base de confiance et je pratique la transparence dans les relations. Quand je sens une réticence ou une distance, je provoque une discussion pour écouter et comprendre. Je prends le temps d’expliquer, de reposer le cadre de collaboration en insistant sur l’engagement et la confiance qui me sont nécessaires, quel que soit le collaborateur, homme ou femme.

Partant de votre action associative et de votre vécu professionnel, quel regard portez-vous sur l’évolution de la femme entre hier et aujourd’hui ?
Ce dossier avance trop lentement sur certaines thématiques et donne l’impression de reculer dans la vie de tous les jours. Etre femme au Maroc est très difficile, source de discrimination sociale, et d’oppression sous toutes les formes. C’est d’autant plus dur que plus personne ne semble s’en offusquer. Et c’est à l’occasion de faits divers horribles relayés sur les réseaux sociaux que les consciences remuent…mais pas pour longtemps et rien n’est fait pour changer durablement. Dans un pays qui a été capable du jour au lendemain de faire porter à tous leurs ceintures de sécurité, d’interdire les sacs en plastique, … il n’est pas normal de prétexter les mentalités et les résistances pour ne pas agir vigoureusement sur les sujets de mariage forcé, mariage des mineures, violences, viol, harcèlement, exploitation de mineures dans le travail domestique, test ADN pour les enfants nés hors mariage et l’octroi de leur identité conformément à la filiation établie, retrait de la scolarité avant l’âge légal…

Vous êtes mère d’une fille, comment l’orientez-vous ? Que lui conseillez-vous pour être une femme accomplie et épanouie pouvant jouir de ses droits ?
La base de l’éducation a été la même pour mes enfants, garçon et fille, fondée sur la confiance et la communication. Nous parlons de tout sans tabous. J’ai été plus attentive à l’éducation du garçon pour qu’il soit un homme respectueux de la femme – toutes les femmes – et attentif à ses droits. Aux deux, j’ai offert le petit livre de la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, «Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe».

Enfin, quelle appréciation pouvez-vous faire du mouvement féministe marocain ?
Pour moi, un mouvement est quelque chose de vivant, un collectif, visible, structuré, mobilisé, qui interagit, qui prend des risques, qui se remet en question, qui sait reconnaître les étapes en matière d’avancée, qui n’est pas dans le rejet par principe, qui reste au front tout en veillant à se nourrir d’énergies nouvelles et à innover dans sa façon de plaidoyer…
Au Maroc, nous avons quelques voix crédibles parce que les actes sont cohérents avec les principes, parce qu’il y a un vrai engagement, du courage, de la persévérance, de la profondeur dans la réflexion… et nous avons des tentatives qui fleurissent grâce aux réseaux sociaux notamment, avec des initiatives innovantes et fortes nées d’un sentiment d’indignation largement partagé… Tous gagneraient à travailler ensemble, dans la bienveillance, en synergie, dans le cadre d’une démarche structurée, avec un agenda, et un investissement de tous les instants.