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Dounia Taarji : les investigations continuent
Deux gestionnaires d’actifs et une société de Bourse avaient accès aux informations confidentielles diffusées par Boursomaroc.
Des auditions et investigations sont en cours pour déterminer s’il y a eu usage illicite.
Le mode de gouvernance de la Bourse doit changer. Il a fait son temps.

Il y a bien eu ventes à découvert, il y a bien eu diffusion d’informations confidentielles, mais ces opérations n’ont pas profité de manière substantielle à des opérateurs ou particuliers ni ne sont à l’origine de la baisse du marché observée entre le 15 et le 18 septembre. Telle est, en résumé, la conclusion livrée par Dounia Taarji, directeur général du Conseil déontologique des valeurs mobilières, qui donne des détails du rapport non rendu public jusqu’à présent. Pour autant, si une enquête est close, il faudra s’attendre à des rebondissements, notamment au déclenchement d’autres investigations et…, on l’espère, des sanctions. Le gendarme du marché pointe également le manquement à la déontologie des sociétés de Bourse qui ont manqué au devoir d’alerte en gardant le silence sur la diffusion d’informations confidentielles. Par ailleurs, Mme Taârji estime que le mode de gouvernance de la société de la Bourse des valeurs de Casablanca (SBVC) a montré ses limites et que les intermédiaires ne devraient pas être dans le tour de table du gestionnaire du marché. Enfin, concernant l’indépendance du CDVM, le chantier de sa transformation en entité morale indépendante de l’exécutif est lancé. Entretien.
La Vie éco : Vous avez publiquement exprimé le souhait que le rapport du CDVM, à l’issue de l’enquête sur les ventes à découvert et la diffusion d’informations confidentielles, soit rendu public. Il ne l’est pas, doit-on comprendre que le ministère des finances s’y oppose ?
Dounia Taarji : Pas du tout. En fait, l’obstacle est d’ordre technique. Le rapport fait 120 pages dont 60 d’annexes et sa lecture est compliquée pour le grand public. Le conseil d’administration du CDVM a donc décidé d’en diffuser un résumé dans le communiqué paru le 16 novembre.
Mais le rapport est-il secret pour autant ?
Le CDVM est prêt à donner toutes les explications détaillées à toute demande qui lui serait adressée.
Il ressort de ce communiqué qu’il y a bien eu une faille pendant 6 mois, qui s’est traduite par la diffusion d’informations confidentielles, mais que personne n’en a réellement profité. Difficile à croire !
D’abord, la diffusion par Boursomaroc a démarré le 24 juin 2008 et a été interrompue le 22 septembre, cela fait trois mois et non six. Ensuite, seules avaient accès aux deux informations confidentielles (type d’ordres et quantité cachée) les personnes qui avaient souscrit un abonnement payant. Nous en avons retrouvé une dizaine, plus quelques autres personnes qui avaient eu accès à l’information sans payer l’abonnement (environ 900 personnes avaient accès au site, mais sans accès à ces informations). Ce que nous avons établi, c’est que les transactions effectuées par cette dizaine de personnes sont très limitées en volume et en nombre, et qu’elles ne peuvent être à l’origine de la baisse, ni y avoir contribué. Maintenant, est-ce que certaines de ces personnes «en ont profité» ? C’est une question sur laquelle nous réservons notre réponse, nous continuons nos investigations, mais c’est beaucoup plus difficile à traiter. Nous avons répondu à la première question, celle de l’origine de la baisse, maintenant la question est devenue : «est-ce que telle ou telle personne aurait fait telle ou telle transaction si elle n’avait pas eu les deux informations confidentielles» ? Si nous aboutissons à la conclusion que des transactions ont été faites sur la base de ces informations, nous transmettrons un dossier en ce sens au conseil d’administration.
Vous dites que seules trois personnes physiques marocaines sont impliquées dans les ventes à découvert. Elles sont forcément soit des employés de sociétés de Bourse, soit des personnes ayant bénéficié de complicités au sein d’une ou plusieurs sociétés de Bourse. Dans tous les cas, il devrait y avoir des sanctions !
Il y a trois personnes physiques qui sont des clients de sociétés de Bourse. Pour la première, il s’agit d’une erreur, rectifiée par la société de Bourse avant notre intervention. Pour les deux suivantes, nous allons les auditionner. Cela nous permettra de reconstituer les faits pour comprendre si il y a eu ou non responsabilité ou complicité de la société de Bourse concernée, sachant qu’une société de Bourse n’a pas toujours les moyens de vérifier à l’avance l’existence de la provision titres d’un client.
Selon le communiqué du CDVM, le site de Dar Tawfir ne permet pas automatiquement d’effectuer des ventes à découvert. Qu’en est-il des autres sites de Bourse en ligne ? Et quid des ordres qui passent par les desks des intermédiaires et qui sont régularisés avant la fin de la séance, spéculant sur la baisse intraday ?
Nous vérifions, préalablement au démarrage de chaque site de Bourse en ligne, que les ordres ne sont acheminés vers la Bourse que si les titres correspondants sont disponibles. En ce qui concerne les ventes à découvert, je voudrais d’abord préciser qu’il existe différentes situations de vente à découvert, qui diffèrent selon le traitement effectué pour l’acquisition des titres vendus. En effet, ces titres peuvent être : achetés le jour même (cas 1) ; achetés postérieurement à la vente, mais avant le dénouement de la vente (cas 2) ; achetés postérieurement au dénouement de la vente (cas 3) ; non achetés (cas 4) ; et, enfin, empruntés en attendant d’être achetés (cas 5).
Pour pouvoir les rechercher, nous avons examiné tous les ordres et transactions qui répondent à l’un des quatre critères suivants :
• Critère n° 1 : opérations d’allers-retours pendant la période du 15 au 18 septembre 2008. Ce critère a pour objectif de sélectionner toute opération potentielle de vente à découvert qui aurait été soldée (achat des titres) au cours de la période analysée. Ce critère couvre par conséquent les cas 1 et 2 ;
• Critère n° 2 : opérations pendant la période du 15 au 18 septembre 2008 ayant causé des rejets d’avis d’opéré pour tout type de motif et pas seulement le motif d’insuffisance de provisions (en raison du manque de fiabilité des motifs renseignés par les dépositaires). Ce critère complémentaire permet de sélectionner toute opération potentielle de vente à découvert qui n’aurait pas été soldée au cours de la période analysée. Ce critère couvre par conséquent les cas 1, 2 et 3 ;
• Critère n°3 : ordres de vente pendant la période de septembre 2008 portant sur des quantités importantes. Ce critère permet de sélectionner tout ordre (exécuté ou pas) qui aurait pour objectif d’influer à la baisse sur la tendance du marché. Ce critère couvre par conséquent le cas 4 ;
• Critère n° 4 : opérations de cession temporaires de titres (prêts-emprunts ou pension livrée) + opérations d’allers-retours pendant le mois de septembre 2008 sur la valeur ADH portant sur des quantités importantes. Ce critère sélectif a pour objectif de détecter le cas 5.
Suite à l’application de ces critères, nous avons sélectionné quelques centaines d’ordres ou de transactions, que nous avons examiné une à une. Les résultats sont ceux que nous avons communiqués.
Pour ce qui est de l’affaire de la diffusion des informations confidentielles, vous affirmez que le périmètre comprend 10 clients «membres» du site Boursomaroc. Qui sont-ils ? Y a-t-il parmi eux des sociétés de Bourse ?
Les clients ayant eu accès aux informations confidentielles sont principalement des personnes physiques, plus deux gestionnaires d’actifs et une société de Bourse.
Vous dites également que les transactions de ces clients n’ont eu aucun impact sur le marché. Mais des investisseurs ont pu être lésés par ces clients initiés. Ces derniers ne sont-ils pas passibles de sanctions ?
Nous sommes arrivés à la conclusion que ces transactions n’ont pas impacté le marché. Maintenant il reste à examiner si elles ont été conditionnées par l’information confidentielle. Si c’était le cas, les personnes en cause seraient passibles de sanctions.
Doit-on comprendre que l’enquête n’est pas terminée ?
Chaque enquête est une investigation pour répondre à une question précise. Nous avons répondu à la question posée, relative à la baisse du marché. Les investigations supplémentaires portent sur de nouvelles questions. Quelle que soit la réponse, elle ne changera pas les conclusions de la première enquête.
A l’issue de cette affaire, seule la responsabilité de la Société gestionnaire de la Bourse a été engagée étant donné qu’elle n’a pas contrôlé le contenu des informations diffusées pendant plus de six mois. Pourtant, et puisque l’information était disponible sur Boursomaroc.com, plusieurs intermédiaires étaient au courant de la diffusion desdites informations. Ne sont-ils pas également complices par leur silence ?
Effectivement, certains intervenants du marché auraient dû prévenir la Bourse ou le CDVM lorsqu’ils ont eu l’information. Cela relève de l’éthique la plus élémentaire. Malheureusement, ils n’ont pas eu ce réflexe, nous ne pouvons pas les punir car aucun texte n’a prévu ce «devoir d’alerte», mais il est clair que ces intervenants n’ont pas eu le comportement professionnel et déontologique qu’ils auraient dû.
Finalement, hormis la demande de remplacement du directoire de la SBVC, aucune sanction n’a été prononcée. Avec cela, le CDVM appelle les intervenants du marché à plus d’éthique et de discipline. Cela veut-il dire qu’il y avait des entorses mineures non passibles de sanctions ? Ou encore qu’il y avait de fortes suspicions sur des actes que le conseil n’a pu prouver ?
Il est clair que les textes ne couvrent pas tout, et on ne peut pas imaginer que tous les détails du comportement des opérateurs soient prévus et sanctionnés par la réglementation. Dans un domaine en permanente évolution, ce serait enfermer l’activité dans des textes qui seraient dépassés à peine rédigés. Mais cela veut dire que, pour fonctionner correctement, il faut que chaque intervenant soit davantage conscient de ses responsabilités, et que l’autodiscipline soit beaucoup plus présente. J’espère que cela viendra avec une meilleure maturité du marché, et pas uniquement avec la «peur du gendarme».
Le conseil d’administration du CDVM a demandé au ministre des finances le remplacement des membres du directoire de la SBVC. La présence des sociétés de Bourse dans le conseil de surveillance de la SBVC ne crée-t-elle pas de conflit d’intérêt dans ces situations étant donné?que?quelques-unes d’entre elles pourraient être impliquées dans des entorses à la législation ? Ne faut-il pas changer ce mode de gouvernance ?
Le système de gouvernance mis en place a montré ses limites. Il a fait son temps. Il est temps de s’attaquer aux questions importantes telles que le mode de gouvernance (faut-il garder un directoire ?), l’actionnariat (problème du conflit d’intérêts entre des sociétés de Bourse clientes et actionnaires), et le mode de contrôle. La demande de remplacement des membres du directoire est la première étape dans une démarche de remise à plat des rôles et responsabilités respectifs, mais surtout de reflexion sur la gouvernance et l’actionnariat de la société gestionnaire.
Quel est l’objectif de votre demande de transformer le CDVM en une personne morale publique indépendante ? Indépendante de qui ? des Finances ? du gouvernement…
C’est une demande récurrente, pour se mettre en phase avec ce qui se pratique au niveau mondial. Le ministre de l’économie et des finances l’a annoncé en juillet dernier, le chantier est lancé à présent. Concrètement, il s’agit d’avoir une autorité, personne morale publique, à l’instar de Bank Al Maghrib, présidée par un président nommé par dahir pour un poste à temps plein. Le président ne serait donc ni le ministre des finances ni aucun membre du gouvernement. Il s’agit donc bien d’une indépendance par rapport à l’exécutif qui est envisagée.
