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A quand la levée du tabou sur la rémunération des comptes à vue ?
Elle n’est pas pratiquée par les banques locales sous prétexte que le chéquier et les services de caisse sont gratuits, or ce n’est pas toujours vrai.
Le gouverneur de la banque centrale estime qu’une réflexion doit être engagée dans ce sens.

L’affaire ne concerne pas le Maroc de manière directe, mais le jugement tombé début octobre en Europe a fait grand bruit. La Cour européenne de justice (CEJ) a déclaré illégale la loi française interdisant la rémunération des comptes à vue et lui a demandé de changer sa législation sans délai. L’arrêt du 5 octobre lève ainsi un tabou en France, le seul Etat européen avec la Grèce qui ne rémunère pas encore les comptes courants créditeurs. La presse française s’est largement fait l’écho de cet arrêt qui secoue les banques de l’Hexagone. Elle parle de la fin de l’exception française du «ni ni», ni comptes rémunérés, ni facturation des chèques.
Mais, plus important, l’arrêt de la CEJ conclut que « l’interdiction de rémunérer les comptes à vue empêche les banques étrangères d’entrer en concurrence, par le biais de cette rémunération, avec les banques françaises implantées de longue date et dotées de réseaux très étendus». C’est important à souligner puisque l’avis de la cour fait suite à une affaire qui opposait une banque espagnole (Caixa) au ministère français des Finances. La filiale française de la Caixa avait décidé de proposer à ses clients, en février 2002, des comptes de dépôt à vue rémunérés à 2 % l’an à partir d’un encours de 1 500 euros. Une telle pratique étant interdite par la législation française depuis 1969, la Commission bancaire et financière l’avait épinglée quelques semaines plus tard, ordonnant à la banque de ne plus proposer de tels produits à ses clients et de dénoncer les clauses déjà passées. La Caixa, soutenue dans son combat par la Commission européenne, avait alors demandé au Conseil d’Etat français de trancher. Ce dernier s’est tourné vers la CEJ pour vérifier si la disposition française était conforme ou non aux règles européennes en matière de liberté d’établissement. La disposition en question est déclarée illégale et le Conseil d’Etat doit maintenant s’y plier et la France devra modifier sa législation sans délai.
Un gentlemen’s agreement qui arrange les banques
Au Maroc, personne ne soulève le débat. Ni les clients, ni Bank Al Maghrib, et encore moins les banquiers. Les comptes à vue constituent une ressource précieuse, gratuite de surcroît, et les banques ne sont pas près de s’en priver. Au contraire, toutes les stratégies abondent dans le sens du renforcement des dépôts non rémunérés au détriment des comptes d’épargne et autres dépôts à terme. La logique est économique : comment imaginer les banques accepter de verser une rémunération sur une manne financière gratuite de plus de 170 milliards de dirhams (chiffres à fin juin 2004) ? C’est d’autant plus difficile à envisager que ce chiffre ne cesse de croître et qu’il représente plus de la moitié de leurs ressources !
Le Maroc, dont l’architecture financière est largement inspirée de la législation française, ne suit pas nécessairement le meilleur exemple. Et comme en France, nos banquiers, quand ils n’évoquent pas une supposée interdiction formelle des autorités financières de rémunérer les comptes courants (cf. Avis d’expert), conditionnent cette rémunération à la facturation des chèques.
Les banques pourraient en profiter pour augmenter leurs tarifs
Il faut en effet savoir qu’en vertu d’un gentlemen’s agreement existant entre la banque centrale et le GPBM (voir encadré) la non-rémunération des dépôts à vue par les banques est conditionnée par la délivrance de chéquiers gratuitement et la non-facturation des services de caisse.
Or, d’une part, le coût des chéquiers est, dans une large mesure, déjà facturé aux clients dans les frais de tenue de compte, sans compter les autres commissions bancaires, de plus en plus nombreuses, et de plus en plus chères, facturées à tous les clients.
D’autre part, certains services de caisse ne sont pas gratuits non plus. La délivrance de relevé de comptes à 10 DH en est le meilleur exemple.
Le gentlemen’s agreement existant entre GPBM et la banque centrale est visiblement rompu, mais rien ne semble être fait pour rendre à César ce qui lui appartient.
Il est vrai que, dans tous les pays où la rémunération des comptes à vue est en vigueur, les taux sont faibles. Ils varient de 0,1 % (en Grande-Bretagne à 0,75 % en Italie). Et encore, ils ne s’appliquent le plus souvent qu’à partir d’un montant minimal de solde. Il n’empêche qu’avec la baisse continue des rendements des différents instruments de placement, même ces taux minuscules peuvent s’avérer intéressants. Le seul exemple disponible au Maroc, celui du Crédit Agricole (cf. encadré en page précédente), montre à quel point les rendements sont alléchants pour une liquidité totale et sûre.
Au GPBM, on parle d’une interdiction indirecte de pratiquer la rémunération des comptes puisqu’il existe un arrêté du ministre des Finances (5 avril 1994) qui autorise les banques à rémunérer uniquement les fonds reçus du public au titre de dépôts en dirhams convertibles, de dépôts en compte sur carnet et de dépôts à terme et bons de caisse à échéance fixe. Il existe aussi une liste des établissements dont les comptes courants sont rémunérés par les banques (CNSS, Caisse d’épargne nationale…). Les banquiers préfèrent opter pour le principe de «tout ce qui n’est pas explicitement autorisé est interdit » au lieu et place de «tout ce qui n’est pas explicitement interdit est autorisé». Mais ce n’est pas l’avis du gouverneur de Bank Al Maghrib qui estime que les choses doivent évoluer.
Enfin, il faut savoir que, dans les pays où la rémunération des comptes courants est pratiquée, les associations de défense des intérêts des consommateurs ne se sont pas battues pour obtenir cette rémunération. D’abord parce qu’elle ne concernera que les couches « très aisées » et qu’elle entraînera certainement une hausse additionnelle des commissions, les banques pouvant utiliser cet argument pour justifier une augmentation des tarifs bancaires .
Difficile d’imaginer que les banques acceptent de verser des intérêts sur une manne financière gratuite de plus de 170 milliards
de dirhams.
Cela alors que les dépôts à vue ne cessent de croître et qu’ils représentent plus de la moitié de leurs ressources.
