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Idées

« Un psy dans la cité »

L’on n’entend pas très souvent les intellectuels de renom et les hommes de culture crédibles réagir et s’engager dans les affaires de société, et encore moins sur les choses de la politique qui sont en général les mêmes.

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najib refaif 2013 02 04

Romancière et auteur du roman  Le Psychanalyste, Leslie Kaplan écrivait dans un numéro du  Magazine littéraire consacré aux écrivains face à la psychanalyse (mars 2008) : «La psychanalyse et la littérature ont en commun le refus de la catégorie, de la case et du cas». Et de se référer à Hannah Arendt en ajoutant : «Prendre les mots au sérieux, tous les mots et les mots de tout le monde, c’est affirmer et maintenir que le langage est le premier lien social, c’est être attentif aux dérives totalitaires toujours possibles, bureaucratie, situations d’abandon, de désolation». Telle est la littérature en ce qu’elle a de commun avec la littérature. Mais qu’en est-il de cette «science de l’âme» lorsqu’elle devient parole citoyenne d’un analyste de chez nous ? Dans quelle mesure la parole d’un professionnel de cette discipline, si jeune et inconnue encore sous nos cieux, est-elle légitime pour dire son engagement dans la cité ? Déjà que l’on n’entend pas très souvent les intellectuels de renom et les hommes de culture crédibles réagir et s’engager dans les affaires de société, et encore moins sur les choses de la politique qui sont en général les mêmes. On pourrait comprendre ce repli sur soi et notamment depuis que la scène politique locale et régionale donne des signes échevelés et inquiétants d’un mélange de furie langagière et d’inconsistance idéologique. Mais fort heureusement, voilà qu’un psychiatre et psychanalyste bien installé, Jalil Bennani, auteur depuis une trentaine d’années d’ouvrages de qualité, publie un livre d’entretiens menés par un enseignant et éducateur, Ahmed El Amraoui , sous un simple et subtil titre : Un psy dans la cité (Editions La Croisée des chemins)
Dès le prélude, l’auteur précise : «Prendre la parole en public est un acte, un engagement, une action citoyenne». Il souligne aussi qu’après avoir hésité, il a accepté de se prêter au jeu des questions et de répondre à celles que se pose «un autre acteur social, enseignant, éducateur et poète. D’une discipline à l’autre, d’une langue à l’autre, l’arabe et le français, nous avons abordé des questions très diverses, au plus près des préoccupations contemporaines». En effet, sur la forme on peut dire que le livre d’entretiens est un genre éditorial qui n’est pas prisé au Maroc. Et on peut le déplorer, sachant qu’il y a ici une matière riche et diversifiée dans tous les domaines qui n’est pas exploitée. Pire encore, elle est très souvent bradée et galvaudée dans des interviews journalistiques de faible facture. Par contre et dans l’ouvrage en question, une dizaine de chapitres ont été consacrés à des questions sur l’introduction récente de la psychanalyse, l’état des lieux de cette discipline au Maroc, ainsi que nombre d’interrogations sur la jeunesse, la religion, la transmission du savoir, la langue et le bilinguisme, la tradition, etc. Ni la teneur des questions, ni le propos à la fois didactique et engagé de Jalil Bennani ne sont rébarbatifs. Bien au contraire, on sent chez les deux interlocuteurs un souci de faire connaître une science mal connue et si rebelle à toute censure, de donner à réfléchir et d’introduire les questions de société en inscrivant souvent une discipline aussi universelle et libératoire dans un environnement assez traditionnel et souvent clos.

Cet exercice de «l’assainissement de la pensée» est certainement l’objectif et l’idéal que se fixe la psychanalyse depuis Freud. C’est en tout cas ce que nous dit la théorie freudienne qui vise à libérer l’individu des interdits et des tabous que toute civilisation impose. Chasser la peur, l’angoisse afin de se retrouver et de disposer de soi-même. Vaste programme en effet qui met l’homme face à son destin, c’est-à-dire à ce territoire sauvage et indicible nommé «l’inconscient». Et pour finir en beauté, c’est par les beaux arts et la littérature que le livre est conclu. Un hommage est rendu aux écrivains marocains. Quel a été leur apport à la psychanalyse au Maroc ? «Leur rôle est capital. Avant l’arrivée des psychanalystes marocains, les écrivains, sociologues, anthropologues, linguistes et historiens ont impulsé un renversement des valeurs traditionnelles et introduit un renouveau dans le champ des sciences sociales». Enfin, et pour épiloguer sur une note d’espoir, Jalil Bennani, faisant allusion aux révoltes récentes dans le monde arabe et opposant le désir aux idéologies,  écrit qu’en effet «c’est le désir qui a bravé des interdits, forgé de nouvelles identités, refusé une fatalité, brisé des tabous, proposé des projections sur l’avenir (…) S’ouvre alors un autre champ : celui de la parole, à nouveau». L’actualité étant ce qu’elle est, on voudrait bien partager ces accents d’espérance car, en effet, un autre champ de la parole est ouvert. Sur quoi débouchera-t-il ? La raison finira-t-elle par triompher ? Nul ne le sait. L’éminente critique et traductrice de Kafka, Marthe Robert, disparue en 1996, qui est l’auteur d’un ouvrage de référence, La Révolution psychanalytique (Payot 1989), a écrit ceci à propos de la raison : «Gagnée sur les préjugés, les superstitions, les surveillances archaïques, bref sur tout ce qui relève de l’archéologie de la psyché, cette raison-là est bien loin d’être triomphante mais elle a cette particularité paradoxale qu’elle a le pouvoir d’étendre son empire dès qu’elle se sait vraiment faible et bornée. Freud, qui l’appelait “notre dieu Logos”, espérait bien que la psychanalyse l’aiderait sinon à assurer son règne -il n’était pas naïf- du moins à la fortifier contre les tentations de l’irrationnel».