Idées
Trouver chaussure à son pied
Le directeur commercial de l’usine installée à Istanbul a déclaré à la presse que depuis que Mountader Zaïdi a fait l’événement, l’usine a enregistré 350 000 commandes de ce modèle de chaussures, alors que la moyenne annuelle est de 15 000 paires.

Le buzz planétaire fait autour de l’événement provoqué par le journaliste irakien Mountader Zaïdi qui avait jeté sa chaussure sur le président américain Bush n’en finit pas de s’amplifier. On a beau se dire que la région ayant connu tant de faits et d’événements à la fois dramatiques et rocambolesques, le truc de la godasse va s’essouffler et le buzz faire pschitt. Mais c’est sans compter avec le génie populaire arabe (si, si ça existe) qui trouve tous les jours un prolongement à l’événement, et bien sûr aussi avec ceux qui en tirent profit. Le dernier en date est le marchand de chaussures turc dont l’usine a fabriqué le modèle que le journaliste a jeté sur Bush. Le directeur commercial de l’usine installée à Istanbul n’en revient pas, il a déclaré à la presse que depuis que Mountader Zaïdi a fait l’événement, l’usine a enregistré 350 000 commandes de ce modèle, alors que la moyenne annuelle est normalement de 15 000 paires. Les responsables ont été obligés de recruter une centaine d’ouvriers supplémentaires pour faire face à la demande. Ces commandes émanent d’Irak et de plusieurs pays du Moyen-Orient, mais aussi d’autres régions du monde. Pour les uns cet achat est un signe de solidarité avec le journaliste irakien hissé au rang de héros de la nation arabe. Pour les autres, c’est un must rigolo car c’est vachement tendance de porter les mêmes godasses ayant servi d’armes du pauvre contre le président du pays le plus riche du monde. A l’usine turque ces chaussures portaient un simple numéro de série «modèle 271». Désormais, on les a labélisées : chaussures Bush et non Zaïdi. Ca fait plus «marque», plus «brand» comme disent les branchés. Par ailleurs, une société américaine a passé commande de 19 000 paires de ces godasses qui, contrairement à leur apparence, ne pèsent que 300 grammes. Bush n’avait donc rien à craindre de cet attentat, sinon le ridicule dont il fait toujours les frais à travers la planète. Sortir d’un double mandat chaotique sur un jet de chaussures, c’est entrer de plein pied dans l’histoire à reculons. Finalement, il y a une morale dans cette histoire irakienne. Bush a envahi un pays avant d’inventer la cause de son intervention : des armes de destruction massive, disait-il. Il effectue son dernier voyage en Irak et se fait attaquer par des projectiles dont le monde entier a massivement pris connaissance : des armes de distraction massive sous forme d’une paire de godasses pesant 300 grammes fabriquées en Turquie sous le numéro 271. Pour ces armes-là, on dispose aujourd’hui de tous les détails ainsi que de leur traçabilité irréfutable et de leur impact dont on n’a pas fini de mesurer l’étendue, la charge comique et son niveau mondial d’hilarité. Le face-à-face Bush-Zaïdi a nourri le débat sur la guerre en Irak plus que n’importe quel discours ou déclaration des grands de ce monde. Et les sans grades de ce même monde basé sur la force et la puissance ont enfin trouvé chaussure à leur pied en la personne d’un obscur journaliste irakien. Après cela, on peut se demander à juste titre, comme d’aucuns l’ont déjà souligné, si le rôle d’un journaliste dans une conférence de presse présidentielle est de lancer des godasses ou de relancer le débat. Il faut dire que les choses étant arrivées dans cette guerre sans nom à un niveau absurde où les mots n’ont plus de signification précise, toute manifestation de l’irrationnel est assurée de trouver sa place dans cette confusion du sens et des valeurs. Restons dans la chaussure et l’irrationnel mais loin, Dieu merci, de cette zone de tension. A Rabat, tout promeneur sur l’avenue Mohammed V, et ce bien avant le buzz de Zaïdi, ne peut que s’étonner du nombre de magasins de chaussures qui se font concurrence. Et on ne compte même pas ceux de la médina sachant que l’avenue se prolonge jusqu’ au front de mer, vers le cimetière marin. On n’a jamais vu autant de godasses au mètre carré, et l’on peut affirmer qu’il y a aujourd’hui presque autant de cafés que de boutiques de chaussures. C’est dire. Pourquoi un tel embouteillage de marchands de godasses dans l’avenue la plus célèbre et la plus ancienne de la capitale? On ne sait, d’autant moins qu’il existe à un jet de godasse, le fameux «souk assabat» (marché de la chaussure) de la médina de Rabat. Sans compter toutes les galeries commerciales environnantes où l’on peut admirer des montagnes de baskets et de pompes pour tous les goûts d’un chaland plus ou moins bien chaussé. Encore un mystère qui reste entier. Mais, allez, on ne va pas se prendre la tête, on attend l’arrivée de la chaussure Bush made in Turkey pour rigoler un peu. Qui a dit que les histoires des chaussures ne sont jamais drôles ? C’est sûrement un cordonnier mal chaussé ou mal «embushé».
