Idées
Sur le quai d’une Europe en partance…
Le mot «union» est toujours un slogan qui flotte sur le toit des bureaux
de l’UMA. Et comme on ne fait rien comme les autres, on a créé
l’organe avant la fonction, défiant toutes les lois biologiques qui veulent que la disparition d’une fonction entraîne celle de l’organe.
«Cette Europe, qui commence par un marché méditerranéen, devient ainsi une vaste usine ; usine au sens propre, machine à transformation, mais encore usine intellectuelle incomparable.» Cette citation est tirée du fameux texte de Paul Valéry, «La crise de l’esprit», publié en 1919, et qui commence par ce bel incipit : «Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.» Bien sûr, l’auteur est encore sous le choc de la Première guerre mondiale, mais il réserve à l’esprit une place décisive. Après une analyse de ce qu’il appelle l’homo europoeus, Valéry conclut par ce constat, qui aurait fait le bonheur de nombre de citoyens d’Europe qui se sont tant battus et ont débattu pour que le rêve européen se réalise : «Il est remarquable que l’homme d’Europe n’est pas défini par la race, ni par la langue, ni par les coutumes, mais par les désirs et l’amplitude de la volonté…».
Cette «machine intellectuelle» évoquée par Paul Valéry vient de connaître, comme on le sait, deux coups de frein consécutifs de la part de deux membres fondateurs de son assemblage : la France et les Pays-Bas. Ceux qui ont suivi les débats passionnés et passionnants qui ont opposé les partisans raisonnés du «oui» à ceux, plus virulents, du «non» ont certainement remarqué l’importance du débat public dans une démocratie. Les «nonistes» ont triomphé et un vent de refus s’est installé au sein d’autres pays d’Europe à la veille d’autres votations et ratifications.
Vu de l’autre côté de la Méditerranée, dans ce Maghreb improbable qui n’a jamais été, pas même un fantasme, ni une lueur d’un projet de l’esquisse d’une union dans les yeux de ceux qui le dirigent, ce que l’Europe a vécu ces derniers jours devrait constituer à la fois un sujet de remords pour le temps perdu et de leçon pour le temps à venir. Pour les Européens qui ont dit non au traité de la Constitution de leur continent, le choix du refus a été d’abord l’expression souveraine de citoyens responsables. Que les partisans du «oui» y voient plutôt l’expression d’un mélange de peur de perdre des acquis sociaux ; de peur de l’autre ou de peur de l’avenir tout court, n’enlève rien à la force démocratique du vote du peuple qui est, comme disait le général de Gaulle, «la seule cour suprême.» Quoi qu’on en dise, Jacques Chirac a été courageux de soumettre ce vote au scrutin par voie référendaire alors qu’il aurait pu le faire passer comme une lettre à la poste à l’Assemblée. La campagne a permis ainsi au monde entier de suivre des débats où tout était convoqué : les passions des uns et des autres, leurs rêves et leurs peurs, l’économie et ses calculs froids, le droit et ses pinailleurs, l’histoire et ses fantômes.
Bref, la «machine intellectuelle» a tourné des jours durant devant nos yeux écarquillés de Maghrébins en attente, le regard délavé à force de scruter un horizon opaque et les oreilles pleines de grands discours sur la fraternité, l’identité culturelle et religieuse, la complémentarité économique et tout le tremblement. Dans la réalité, on échange à peine le courrier et l’on se dit bonjour, kifek labas, ouach rak et autres salamalecs. Et n’essayons même pas de provoquer un débat sur qui bloque quoi, parce qu’il y a de fortes chances pour que cela tourne au pugilat. Un demi-siècle après les indépendances des pays du Maghreb, le mot union est toujours un slogan qui flotte sur le toit des bureaux de l’UMA. Et comme on ne fait rien comme les autres, on a créé l’organe avant la fonction, défiant toutes les lois biologiques qui veulent que la disparition d’une fonction entraîne celle de l’organe.
Que faut-il alors offrir aux peuples de ce Maghreb debout sur le quai d’une Europe en partance malgré le vent de refus qui vient de la secouer ? Peut-être un peu d’écoute, un peu d’amour et du pain quotidien qui tend à devenir relativement hebdomadaire, comme dirait Prévert. Mais pour ce faire, et pour s’entendre, il est une fiction nommée démocratie sur laquelle tous les peuples peuvent s’accorder. A ce sujet, concluons comme on a commencé, avec Paul Valéry, qui écrivait dans la préface aux Lettres Persanes de Montesquieu: «Une société s’élève de la brutalité jusqu’à l’ordre. Comme la barbarie est l’ère du fait, il est donc nécessaire que l’ère de l’ordre soit l’empire des fictions, – car il n’y a point de puissance capable de fonder l’ordre sur la seule contrainte des corps par les corps. Il y faut des forces fictives». Ces forces sont bien entendu, selon l’auteur des Lettres Persanes, celles des lois et des idéaux
