Idées
Science politique ou Science-fiction (4)
Le passé se rappelle parfois à nous par bouffées successives de souvenirs d’où s’échappent quelques réminiscences vacillantes. Telles des bulles de savon, elles scintillent brièvement dans le clair-obscur de la souvenance avant d’éclater au grand jour à la vue d’un visage familier, ou du moins les restes de ses traits, le grain d’une voix, des petits détails comme les vestiges retrouvés d’un temps révolu.

Une rencontre. Celle d’une vieille connaissance, un ancien élève de la même promotion des classes du Bac perdu de vue depuis ce temps. Il est là, blanchi sous le harnais et néanmoins identique au souvenir que j’en ai gardé. Etonné de me voir debout et contemplatif devant le portail du lycée, il eut ce rire, moins moqueur qu’amusé, qui exprimait peut-être, à la fois, le plaisir d’une retrouvaille et la surprise que cela se passât en ce lieu. «C’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui revient sur ses premiers pas scolaires en rêveur solitaire», dit-il en guise d’entrée en matière. «Je n’ai pas de souvenirs de toi comme élève si attaché à ce lycée. C’est même le contraire. Bon élève, oui, mais tu ne te sentais pas tellement à l’aise ici. Je me trompe ?» Il ne se trompait pas. Mais je n’avais nullement envie de l’encourager à persister dans ces évocations d’anciens camarades de classe. Cela tombait bien car lui non plus ne va pas s’étendre là-dessus. Mais dans ce genre de situation, c’est le nom exact de la personne rencontrée que l’on cherche de prime abord. D’autant que mon ancien camarade de classe a bien retenu le mien. Il faut dire que dans ce lycée jouxtant la Médina de Fès, l’homonymie était un casse-tête pour les professeurs, notamment français, lors de l’appel des élèves ou de la remise des copies notées après les interrogations écrites. Des patronymes à consonances bien fassies, précédés de ces Ben en guise de particules ne laissaient aucun doute sur l’extraction sociale ou l’origine de l’élève ; sans même le recours à cet accent si particulier, reconnaissable entre tous, qui transforme les lettres les plus usitées en arabe, le qaf et le ra… Maintenant, et contrairement à l’idée reçue –entretenue jusqu’à aujourd’hui en dehors de Fès–, qui veut que tout «Ben quelque chose» ne peut être qu’un riche bourgeois, je peux dire, qu’en ce temps-là, j’ai connu des camarades de classe affublés de ces patronymes dont les familles tiraient le diable par la queue. Ils étaient fils ou filles de petits artisans qui trimaient toute la journée dans d’étroites échoppes, petits marchands d’épices ou de fruits secs, et même portefaix transportant biens et personnes, âgées ou malades, à dos de mulet en slalomant dans les rues et venelles de cette cité de tous les contrastes.
Mon camarade de classe était un Ben dont je n’étais pas sûr de la suite patronymique. «Tu es devenu journaliste à Rabat après des études à la fac de droit», me dit-il comme pour confirmer ce qu’il savait déjà. Il savait tout sur presque tous les anciens de notre classe. Ceux qui ont fait une carrière réussie dans le secteur privé ou public, comme ceux qui ont quitté le pays vers d’autres contrées. Lui n’a jamais quitté la ville natale, il a juste changé de quartier vers la ville nouvelle. Pas suivi d’études universitaires non plus. Repris un petit commerce de son père et ouvert des magasins en ville. Marié, des enfants qui ont terminé leurs études et une épouse qui l’aide dans ses affaires. Il avait l’air satisfait de ce qu’il a entrepris. J’ai admiré le ton serein et le propos succinct de sa biographie. Il me cita quelques noms d’anciens élèves qu’il n’a plus revus et pour cause : certains sont devenus gouverneurs ou hauts fonctionnaires inaccessibles, d’autres des hommes d’affaires tout aussi injoignables et ne revenant jamais, sinon rarement ici. «Fès est une ville que l’on quitte comme un amour ancien dont on veut garder uniquement le souvenir. Mais toi tu es là. C’est bien». Je ne savais quoi répondre, n’ayant fait carrière ni dans l’administration, ni dans les affaires et me retrouvant là par hasard devant le portail du lycée du début des années 70 de ma jeunesse. Moi qui n’avais pas encore 20 ans et dont on disait ici que je venais de Fès Jdid. Et ces 20 ans n’étaient ni le plus bel âge de la vie, ni le pire.
Mon ancien camarade me convia à prendre un thé dans cet ancien café de Bab Boujloud dont rien du passé ne subsista. Seule des odeurs du passé, et la clameur d’une foule bigarrée bousculant des touristes égarés, tira quelques réminiscences de ma mémoire oublieuse. Ben, je vais donc l’appeler Ben, ne me parlera pas du passé. Seul le présent l’intéresse et suscite sa curiosité. Mon présent. Mais pas pour longtemps car il ne pouvait s’empêcher de remonter le temps et tirer sur le fil des souvenirs. Comme il lisait beaucoup, quelques livres et surtout des journaux, me dit-il, il lui arrivait de tomber, de temps à autre, sur ce que j’avais dû commettre ces trente dernières années. Il ira même jusqu’à me faire des compliments sur mes écrits et surtout sur le choix que j’aurais fait de creuser plutôt le sillon culturel. «Normal, tu aimais bien la littérature et tu avais de bonnes notes dans les dissertations et en philo». J’avoue avoir été flatté qu’un ancien condisciple, devenu commerçant et resté vivre dans sa ville natale, eût vent de ce que j’écrivais çà et là. Et comme il se tenait particulièrement au courant–pour je ne sais quelle mystérieuse raison– de l’évolution, ou non, des différentes carrières de nos anciens camarades de classe, il trouva que la mienne de carrière est plutôt singulière. «Justement, parce que ce n’est pas une carrière», lui ai-je opposé. «Tu as bien fait sciences politiques à la fac de droit de Rabat ? Et tu n’as jamais été tenté par la politique ?» Comment lui dire, que la science politique en ce temps-là relevait plutôt de la science-fiction ?
