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Idées

On devient ce dont on se souvient (40)

la mémoire n’est pas une marmite. pour les uns c’est l’âme, pour d’autres c’est un muscle, une zone ou un «no man’s land», un terrain vague de toutes les divagations… l’expérience m’a appris que toute mémoire est rétive lorsqu’elle est souvent sollicitée.

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chronique Najib refaif

Atrop fouiller dans la mémoire pour en extraire des souvenirs et des moments à raconter, j’en suis arrivé à racler le fond. Du moins ai-je cette étrange impression de curer ce fond, au point de sentir le bruit que ferait une cuillère touchant les parois d’une marmite vidée de son mets. Bien sûr, c’est là une image. Je n’écris pas à la plume mais sur mon ordinateur. La mémoire n’est pas une marmite. Pour les uns c’est l’âme, pour d’autres c’est un muscle, une zone ou un «no man’s land», un terrain vague de toutes les divagations… L’expérience m’a appris que toute mémoire est rétive lorsqu’elle est souvent sollicitée.
Quand elle est sommée de livrer ce qui fait ce qu’elle est : une zone d’archivage du cerveau et une gardienne de souvenirs. Mais elle est aussi parfois cette sentinelle aveugle qui laisse s’échapper ce qui devrait rester enfoui dans ses limbes. Elle est certainement un élément constitutif de la personnalité.

Mais on ne la commande pas. Elle est tel ce navire qui navigue dans une «onde mauvaise à boire», comme disait Apollinaire, et qui divague de «la belle aube au triste soir». C’est beau comme une douce et évanescente réminiscence; ou comme les bribes d’une chanson que l’on fredonne parce qu’elle nous relie à on ne sait quel souvenir triste ou joyeux! Une légère bouffée d’une mémoire heureuse. C’est extrait pourtant de la «La Chanson du Mal-Aimé», un titre plein de mélancolie, de nostalgie et de majuscules… Titre qui ne sied guère à mon humeur d’aujourd’hui alors que je remonte le temps passé. Non, aucune nostalgie mais, parfois, telle une fine écharde plantée dans un coin de ma mémoire, un souvenir me fait sentir quelque regret dont j’ai peine à mesurer l’importance.

Je mesure pourtant ce qui a changé entre le monde d’hier ou de ma vie en ce temps-là et ce que je suis devenu ou advenu. Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il n’a pas changé, de quoi et de qui parle-t-on ? L’ancien «moi» et le nouveau «moi» sont-ils restés à l’identique ? Il m’arrive de me poser cette question qui n’a rien de philosophique, mais relève seulement de la représentation que l’on a de son propre passé ; un passé que l’on regarde comme une image que l’on fait parler au présent.

Si le temps passé m’a instruit d’une chose, c’est qu’il existe probablement un lien ténu entre la différence et la continuité. La différence se mesure à l’expérience et à l’empirisme, alors que la continuité, qui est le fondement de la personnalité fait d’affects, de tropismes, forge l’identité ou, suis-je tenté d’ajouter, le destin de chacun… Le philosophe Plotin, pour qui mémoire et âme ne faisaient qu’un, disait : «L’âme est et devient ce dont elle se souvient».

Il est vrai que parfois, étrangement et à notre insu, on devient celui dont on se souvient !

De tout temps, penseurs, philosophes et hommes de sciences se sont penchés sur cette question. De Platon et Aristote à Spinoza et de Bergson à Ricœur et d’autres, ils ont tous examiné et analysé le phénomène, chacun selon leurs concepts et leurs époques. Nombre de disciplines ont pris en charge la mémoire comme sujet d’études : phénoménologie, neurosciences, herméneutique…

Quant à moi, je ne fais ici –modestement et parce que je remonte un temps qui est mien– que dire ma pensée, avec des mots de tous les jours, à propos de ma propre mémoire. Une mémoire que j’ai sollicitée depuis que j’ai pris sur moi de raconter un certain temps marocain vécu en exerçant un métier incertain : le journalisme des années 80 et 90 du siècle dernier…

Procédant d’une façon aléatoire ou par le hasard mnémotechnique de l’évocation d’un mot, d’un nom ou d’une image furtive, j’ai essayé –tout au long de ce récit rédigé comme un exercice hebdomadaire– de faire jouer à ma mémoire le rôle d’un acteur de ma vie passée. Dans quelle mesure a-t-elle bien tenu ce rôle ? Je ne sais, car aucun acteur, quel que soit son talent et aussi grande soit sa sincérité, ne saurait restituer la vérité telle qu’elle est. Dire qu’il n’y eut aucune rétention serait présomptueux tant la mémoire se joue du réel.

Mais taire ne veut pas dire mentir car le «mentir-vrai», comme dirait le poète Aragon, a partie liée avec la narration. Raconter, c’est dire le vrai autrement. Comme dans un roman…

Dans ses «Essais», Montaigne, lui, ose courageusement soutenir qu’il n’est «homme de nulle rétention». Peut-être par ce qu’il s’agissait pour lui de «penser sa vie» plus que de la «raconter» après l’avoir vécue. Et en plus de «penser sa vie», il s’attacha à «panser» ses blessures après la mort de son ami La Boétie.

A 39 ans, il va abandonner la vie publique et se retirer du siècle pour cultiver son jardin, méditer puis écrire, pour notre grand bonheur, ces «Essais» lumineux dont les idées vont annoncer et préfigurer celles du siècle des Lumières et bien au-delà. Dans l’un de ces «Essais» il confessa ceci : «C’est assez vécu pour autrui. Vivons pour nous au moins ce bout de vie». Et celui dont on sait aujourd’hui la postérité d’avouer modestement: «J’écris à peu d’hommes et à peu d’années».