Idées
Mots et choses croisés
Ecouter les conversations au portable de ses voisins immédiats, partager
subrepticement leurs lectures : voilà comment on sait tout sur tout le
monde dans le train navette qui relie Kénitra à Casablanca : une
mine d’or pour une nouvelle sociologie urbaine.

A peine la jeune fille a- t-elle fini la lecture d’un magazine féminin de langue arabe, qu’une autre jeune femme lui demande de le lui passer. Dans ce train bondé qui relie Kénitra à Casablanca et participe depuis plusieurs années à la circulation de larges populations plus ou moins instruites, la lecture est parfois un signe de ralliement ostensible sinon ostentatoire. Mais il y en a d’autres et des plus diversifiés. Il est vrai que ce train dit de navette, à la faveur de la promiscuité qui le caractérise, est un gisement d’informations sociologiques sur le comportement d’une large frange de la population marocaine.
On rencontre de tout et on en apprend, involontairement, de belles sur nombre de gens. Déjà avant l’invasion du portable on partageait la conversation avec les voisins immédiats du voyage. Aujourd’hui, à cause du portable, tout le wagon est quasiment dans leurs cuisines quand telle dame enguirlande son employée de maison à propos d’un plat non encore préparé ; dans la chambre du petit dernier lorsque cette maman angoissée le rassure sur l’angine qu’il vient de contracter et prie sa belle-mère, de passage dans la ville, de ne pas trop le bourrer de friandises. La vie quoi ! et ses petits trucs de tous les jours clairement partagés avec tel voisin qui se triture les méninges sur la grille des mots croisés d’un journal sans rater une miette de l’intimité familiale de ses voisines. Et puis il y a aussi l’autre ahuri qui ne lit rien, ne dit mot quoique la bouche ouverte, mais ne lâche pas des yeux la jeune maman qui converse avec son enfant malade. Comme la maladie, le portable dans ce type de promiscuité est une manie contagieuse. La preuve, cette autre maman qui prend le relais pour composer le numéro de sa fille pour savoir si elle est revenue du collège et s’enquérir de l’état d’avancement du dîner de son homme. La femme est vraiment l’avenir de l’homme. Mais si ça se trouve, l’avenir de ce dernier en particulier est dans la prochaine tournée de l’apéro avec «tapas» entamé depuis un moment avec ses potes dans un bistrot glauque de la ville. La vie quoi !
Autre avantage ou inconvénient – c’est selon – de cette promiscuité ferroviaire : le partage de la lecture avec un voisinage immédiat. C’est ainsi que l’on découvre ou redécouvre des publications et des rubriques notamment de la presse féminine de langue arabe par exemple. Ce qui nous ramène à la première séquence de cette chronique avec gros plan sur le magazine d’un groupe de presse saoudien, Sayidati. A première vue, cette publication sur papier glacé est à Marie-Claire ce qu’Al Jazira est à LCI : à part les publicités pour les produits de beauté et autres sacs et gadgets de luxe, tout est aux antipodes. Dans ce numéro de Sayidati lu par inadvertance, ce qui frappe (si l’on ose dire, s’agissant des relations hommes-femmes dans certaines contrées) c’est que les chroniqueurs en vue sont pour la plupart des mecs dont l’accoutrement et le discours jurent avec les nouvelles tendances de la mode vantées par les pages de publicité qui leur font face. C’est ainsi que l’on a lu par hasard le titre d’une chronique signée avec force calligraphie par un certain «Chaâlane» (traduit en français ça donnerait «l’Allumé», c’est vous dire) et dont le propos tourne autour d’un pacte d’amour qui devrait accompagner celui du mariage. Projet romantique s’il en est, sauf que le chroniqueur propose que chaque fois que l’homme rompt ou ne respecte pas ce pacte, il doit payer des sommes astronomiques et en dollars. A ce prix-là et avec cette monnaie, on comprend quel homme il vise. On n’a pas eu le temps de lire ce que serait le mode de paiement par la femme proposé par le confrère «Châalane», mais on croit le deviner en jetant un regard furtif sur la photo qui accompagne sa chronique avant que la voisine du train ne passe à la rubrique des signes astrologiques en s’attardant sur borj al Adraa (Vierge).
Et voilà comment on sait tout sur tout le monde dans le train navette qui relie Kénitra à Casablanca. Gisement d’informations sur nos semblables et mine d’or pour une nouvelle sociologie urbaine. Sans compter l’évaluation du degré d’évolution contradictoire et contrariée de la presse féminine dans certains pays arabes. C’est quand même mieux que de peigner la girafe pendant une heure de trajet ou de croiser les mots, comme on croise le fer, avec les cruciverbistes de certains journaux dont l’indigence du vocabulaire relèverait du Haut Commissariat de la Lutte contre l’Illettrisme (HCLI) qui n’existe pas encore, mais il y a urgence.
