Affaires
Y a-t-il une mafia du beurre importé au Maroc ?
La Direction des prix et de la concurrence a enquêté pendant 15 mois sur les pratiques dans le secteur.
Les premières conclusions sont accablantes pour les importateurs.
Stockage spéculatif, surfacturation, abus de position dominante, entente…, de fortes présomptions sur des pratiques illicites.

Les importateurs de beurre sont dans la ligne de mire des pouvoirs publics. Ces derniers s’apprêtent même à saisir la justice pour pouvoir effectuer ce que l’on appelle, dans le jargon de la concurrence, une «enquête lourde». Et pour cause, à l’issue d’investigations menées par la Direction de la concurrence, relevant du ministère des affaires économiques et générales (MAEG), et qui auront duré plus d’un an, confortées par un avis du Conseil de la concurrence, consulté, comme le veut la loi, de lourds soupçons d’entente sur les prix, de déclarations frauduleuses, de surfacturation et de prix abusifs pèsent sur les importateurs en question et seule une décision judiciaire permettrait de pousser plus loin l’enquête à travers des perquisitions sur le terrain.
Tout commence en février 2008. Le débat bat son plein sur le renchérissement du coût de la vie et de la détérioration du pouvoir d’achat des ménages. Le MAEG, représentant du Premier ministre, se trouve en première ligne et tente d’apporter des solutions à travers l’analyse du fonctionnement de certaines filières, notamment celle des produits de première nécessité ou ceux dits sensibles.
Depuis septembre 2007, les prix étaient revenus à la normale au niveau international, mais pas au Maroc
Les premières investigations mettent au jour des anomalies pour le beurre, produit de grande consommation. Les analystes du ministère s’étonnent, en effet, du fait que le prix du beurre au détail continue de grimper depuis quelques mois alors que, paradoxalement, l’Etat avait décidé, en septembre 2007 déjà, de suspendre les droits de douane pour amortir le choc de la flambée des cours à l’international. Pire, à l’époque, et après la flambée observée entre mai et septembre 2007, les cours mondiaux qui frôlaient les 80 000 DH la tonne étaient revenus à des niveaux plus raisonnables généralement situés entre
20 000 et 30000 DH la tonne. Face à cela, les prix au détail sur le marché marocain suivaient la tendance haussière. En mars 2008, Nizar Baraka, ministre des affaires économiques et générales, donne le feu vert à la Direction des prix et de la concurrence en vue de l’ouverture d’une enquête officielle. Objectifs : comprendre le fonctionnement de la filière, expliquer la constance des prix élevés au détail, évaluer l’impact de la suspension des droits de douane et, surtout, vérifier l’existence ou non de pratiques anticoncurrentielles.
A partir de mars 2008 donc, les enquêteurs vont faire le tour des opérateurs les plus importants et vont éplucher également les données statistiques de la Douane, de l’Office des changes et du ministère de l’industrie et du commerce. Ils rendront visite notamment à de grandes entreprises importatrices de beurre et auront des rencontres avec leurs dirigeants. Parmi ces entreprises, Milk Products of Morocco (MPM), leader incontesté du beurre au Maroc, propriété de Nasreddine Doblali, plus connu du grand public à l’époque où il était président du Wydad de Casablanca. Dans les milieux, on le surnomme le roi du beurre. Un qualificatif qui lui sied bien puisque MPM détient, incroyable mais vrai, 71% de parts de marché pour le beurre importé hors celui acheté directement à l’étranger par les industriels pour leur propre usage ou les gros commerces. L’entreprise de Doblali importe du beurre des quatre coins du monde, de la Nouvelle-Zélande à l’Uruguay en passant par l’Irlande, la Hollande ou encore les Etats-Unis.
Cinq importateurs contrôlent 99% du marché du beurre importé destiné à la revente
A côté de ce mastodonte, les enquêteurs ont également étendu leurs investigations à d’autres importateurs comme Stock-Pralim, Copralim, Max Distribution et le groupe Aït Ghalem. Ces quatre opérateurs détiennent 28 % des parts de marché dans le segment du beurre importé. Au final, les cinq opérateurs à eux seuls représentent 99% du beurre importé (hors importations directes). Quand on sait que chaque année le Maroc importe 30 000 tonnes de cette denrée (pour une production locale de 8 000 t) dont 14000t destinés à la consommation des ménages, la conclusion coule de source : le marché est bel et bien oligopolistique puisqu’il est entre les mains de cinq opérateurs. Partant, et pour répondre à la question de savoir pourquoi les prix sur le marché marocain sont restés élevés malgré une baisse à l’international, les enquêteurs ont procédé à un rapprochement entre les prix à l’international et les prix au Maroc puis l’analyse des composantes des prix sur la base des opérations d’importations réalisées par les différents opérateurs. Après plusieurs mois d’investigations, ils remettent leur copie. Les conclusions du rapport convergent toutes vers un constat global : le comparatif entre l’évolution des prix de vente pratiqués au Maroc et ceux à l’international reflète clairement des distorsions. Il restait à savoir les causes de ces distorsions. Entente sur les prix, sous-facturation, surfacturation…, la liste des soupçons est longue mais en tout cas les enquêteurs relèvent qu’il y a de fortes présomptions sur l’existence de pratiques anticoncurrentielles, répressibles par la loi 06-99 sur la concurrence et les prix.
Fixation des prix : le jour J et le jour J+4 mois
Le rapport relève d’abord une première anomalie au niveau de la formule utilisée par la majorité des importateurs pour la fixation des prix de vente. Ainsi, pour fixer un prix au jour J, les importateurs se basent sur le coût de revient à l’importation du même jour J majoré des droits de douane et d’une marge forfaitaire qui, selon les déclarations faites par les concernés lors des auditions, ne dépasse pas les 8%. Sauf que le prix ainsi calculé sera appliqué à une marchandise qui en fait a été achetée 2, voire 4 mois auparavant et dont le prix diffère de celui de ce fameux jour J. Deux paramètres importants permettent de décortiquer ce mécanisme. Le premier réside dans la capacité de stockage importante dont dispose les cinq plus gros importateurs. Pour MPM, par exemple, cette capacité représente jusqu’à 9 mois de son chiffre d’affaires et pour Stock-Pralim elle est de 18 mois, selon le rapport d’enquête. Le second paramètre est que les importateurs connaissaient depuis 2006 les tensions sur le marché mondial du beurre et qui allaient conduire à la flambée survenue entre mai et septembre 2007. Du coup, ils ont stocké en masse pour éviter d’acheter au prix fort. Tous ces mécanismes ont fait que, au final, malgré la flambée des cours, «les marges des importateurs sont passées du simple au triple avec des marges forfaitaires qui atteignent 18% au lieu de 8% déclarés par les opérateurs», conclut le rapport. Rien de mal à stocker, ni à prendre une marge importante, le beurre étant un produit libre, mais c’est le stockage spéculatif qui pose problème.
Des opérateurs qui reconnaissent s’être rencontrés pour parler de prix !
Ce n’est pas tout. En voulant mesurer l’impact de la décision prise en septembre 2007 par le gouvernement de suspendre les droits de douane, les enquêteurs en sont arrivés à la conclusion suivante : «L’évolution des prix du beurre au détail entre juillet 2007 et mai 2008 démontrent que les importateurs ont été les principaux bénéficiaires de la mesure car elle leur a permis de soulager leur trésorerie». Les enquêteurs ajoutent que «la suspension n’a finalement pas contribué à la baisse des prix de vente au détail qui ont même augmenté de 4% en passant de 49 à 51 DH le kilo». Dans un deuxième temps, pour confirmer ce décrochage étrange entre les prix du beurre sur le marché national et les cours mondiaux, les enquêteurs de la Direction de la concurrence ont procédé à une compilation des données statistiques sur les différents niveaux de prix (import, gros, détail) entre mai 2008 et avril 2009. Et là, une autre anomalie. Ainsi sur la période allant de septembre 2008 à avril 2009, le coût moyen à l’importation, tel que déclaré par les principaux opérateurs, variait entre 20 et 26 DH le kilo au moment où le cours moyen européen était de 16 DH le kilo, sachant que la majorité des importations sur cette période provenaient justement d’Europe. Pour les enquêteurs, il y a manifestement surfacturation. Pourquoi surfacturation alors que cette pratique revient à payer des droits de douane plus élevés ? L’explication est autre : un importateur marocain crée une entreprise dans un pays européen. Au lieu d’acheter depuis le Maroc directement à 16 DH, c’est sa filiale à l’étranger qui achètera à ce prix-là. Cette dernière revendra alors à la société marocaine au prix fort de manière à réaliser toute la marge à l’étranger. Ingénieux ! Mais, attention ! tout cela reste à prouver. Les enquêteurs n’ont pour l’instant que des présomptions.
Ils devront également confirmer ou infirmer leurs soupçons d’existence d’«une entente délictueuse et anticoncurrentielle entre les grands opérateurs». Sur ce volet-là, les enquêteurs affirment dans leur rapport ne pas en avoir de preuves formelles mais de nombreux indices qui mènent à cette conclusion. Au vu de l’ensemble du tableau dressé après enquête, leur constat est «que le marché du beurre, très concentré, subit plusieurs contraintes qui maintiennent les prix à des hauts niveaux, malgré la baisse des coûts d’importation». Leurs soupçons portent sur l’entente sur les prix et l’abus de position dominante (surfacturation, stockage spéculatif).
Bien entendu, auprès du ministère des affaires générales, c’est silence radio. Le plus étonnant est que le même mutisme est observé par le Conseil de la concurrence, qui a pourtant été saisi du dossier, comme le veut la loi. Selon des sources sûres, le rapport du MAEG a été finalisé en juin 2009 et transmis pour avis audit conseil en août de la même année. Ce dernier a procédé à son tour à de nouvelles investigations et a transmis son avis au mois de février 2010 à la Primature. Toujours selon nos sources, le conseil aboutit pratiquement aux mêmes conclusions et apporte, en plus, certains éléments de preuve assez grave. Des opérateurs auraient signé des PV d’audition dans lesquels ils reconnaissent avoir eu plusieurs fois des réunions pour discuter du marché et des prix ! Sans commentaire. Devant l’incapacité d’aller plus loin, avec ses moyens limités, le conseil a demandé à la Primature l’ouverture d’une enquête plus poussée mais cette fois-ci avec l’appui de la force publique.
