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Affaires

Sous-facturation : les coulisses d’une mafia

Des opérations portant sur des milliards de DH empruntent des circuits parallèles pour éviter le paiement de droits de douane.
Des intermédiaires basés en Europe virent les devises aux fournisseurs
chinois ou turcs.
En 2005, la douane a procédé à  des redressements d’un
montant de 440 MDH mais le contrôle demeure insuffisant.1

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Décidément, rien n’arrête la sous- facturation. Le fléau frappe depuis quelques années déjà , mais, ces deux dernières années, il a gagné en intensité et atteint des niveaux inquiétants. Les opérateurs économiques parlent d’un volume d’affaires de plusieurs milliards de DH, selon Karim Tazi, président de l’Association marocaine des industries du textile (Amith). Des chiffres qui ne sont pas exagérés lorsqu’on les confronte aux opérations de contrôle de la douane. Les redressements menés en 2005 par les services des douanes, rien qu’au niveau du port de Casablanca, ont drainé des montants de 442 MDH et l’on s’attend à  près de 500 millions pour 2006.

Anecdotiquement, en l’espace de quelques années, cette pratique a même réussi à  faire de l’ombre à  un autre mal longtemps décrié et qui rongeait l’économie, en l’occurrence la contrebande. Des opérateurs, désarmés face à  l’efficacité de ces réseaux, ne cachent pas leur colère. «Je suis scandalisé mais en même temps tenté, quelquefois, de faire la même chose. Mais nous nous interdisons de telles pratiques car nous croyons qu’elles finiront par être stoppées», explique, amer, l’un d’eux, opérant dans le secteur des cosmétiques.

Des courtiers au Maroc avec des correspondants à  l’étranger
Ces derniers mois, les services de la douane ont été inondés de courriers d’importateurs et d’industriels locaux qui dénoncent l’invasion du marché par des marchandises affichant des prix anormalement bas et accusent leurs importateurs de sous-facturation. En termes plus simples, on dénonce la minoration de la valeur transactionnelle mentionnée sur la facture d’achat. Les gains sont substantiels puisque les droits de douane sont appliqués à  cette valeur. Du coup, ceux qui recourent à  la sous-facturation arrivent à  proposer leur marchandise jusqu’à  30 % moins cher que ceux qui les importent dans les conditions normales et surtout légales.
Face à  la recrudescence de ce fléau, l’administration, les industriels et leurs associations professionnelles sont montés au créneau et pointent du doigt des réseaux parallèles, parfaitement organisés, implantés aussi bien au Maroc qu’en Europe et en Asie. Une toile qui s’étend sur les trois continents et qui fonctionne sur la base d’une chaà®ne de confiance imperméable.

Comment est organisé le réseau ? Plusieurs schémas sont suivis. Avec le concours de l’administration de la douane et d’associations professionnelles, La Vie éco a pu reconstituer le plus usité et qui implique au moins trois intervenants. Dans ce schéma, l’importateur établit sa commande auprès de son fournisseur, complice. En même temps, il donne un ordre de virement à  des courtiers parallèles, des intermédiaires qui ont, selon plusieurs sources officielles, pignon sur rue. Eux-mêmes contactent des correspondants étrangers et leur communiquent les montants à  verser, en devises, dans le compte du fournisseur turc, chinois ou autre, sachant qu’ils seront payés par le courtier marocain, soit en dirhams sur un compte local, soit en devises par le biais de réseaux bien rodés. Question : que gagnent les courtiers dans cette affaire ? Rien de plus qu’un taux de change plus élevé que le marché officiel. Mais qui sont-ils exactement ? Selon les informations recueillies, on trouve de tout. Ceux installés en Europe sont le plus souvent des trafiquants en tout genre en quête de canaux pour le blanchiment d’argent. Des officiels qui ont requis l’anonymat citent aussi certaines catégories de MRE qui, en contrepartie des devises mobilisées à  l’étranger, bénéficient de virements sur leurs comptes au Maroc à  des taux de change plus avantageux que ceux proposés par les banques. D’ailleurs, pour étayer leurs propos, administration et importateurs citent, en plus des pays asiatiques, des pays à  forte concentration de MRE, plus spécialement la France, l’Espagne et l’Italie. Plusieurs industriels rencontrés par La Vie éco ont d’ailleurs eu le même mot : «Mobiliser des devises n’est pas un problème, en 24 heures, n’importe quelle somme peut être débloquée et virée dans un compte.
10 millions, 100 millions de DH ? rien n’est impossible.»

Agroalimentaire, textile, cosmétiques et matériel électrique parmi les secteurs les plus touchés
Une fois le virement, sur le circuit parallèle, effectué sur le compte de l’exportateur, l’importateur marocain ouvre un accréditif pour l’équivalent de la différence du prix. De l’autre côté, l’exportateur établit une facture minorée o๠figure le même montant que celui de l’accréditif. Un système bien rodé qui donne du fil à  retordre aux agents de contrôle. Dans d’autres cas, les importateurs prennent le risque d’effectuer tout simplement des sorties de devises dans leurs valises. Néanmoins, ce genre d’opérations concerne surtout les importations qui ne mobilisent pas des sommes importantes.

L’instauration de prix d’alerte n’a pas endigué le fléau
Parmi les secteurs les plus touchés aujourd’hui figurent l’agroalimentaire, le textile, l’habillement, les produits cosmétiques, les meubles, le matériel électrique et la quincaillerie. Certains industriels parlent même de sous-facturation pour les importations de biens d’équipements. «Les industriels espèrent ainsi payer une patente moins élevée, quitte à  perdre sur les amortissements», confie un opérateur.

Et pour expliquer la genèse de cette pratique, chacun y va de sa propre analyse. La plus conventionnelle est celle de la Direction de la douane qui établit une corrélation entre la sous-facturation et la libéralisation de l’économie, qui s’est traduite par un accroissement des importations des produits de grande consommation. D’autres y voient directement une riposte des importateurs aux pratiques frauduleuses de certains producteurs locaux qui recourent aux achats au noir et à  la fraude fiscale pour minorer leurs prix de vente. Certains estiment même qu’il s’agit d’une simple conséquence de la contrebande. «Pour certains produits, les droits de douane sont restés élevés et pour rester compétitifs par rapport à  la contrebande, des opérateurs recourent à  la sous-facturation», explique, sans justifier l’acte, Hammad Kessal, président de la Fédération de la PME.

Face à  l’inquiétude des opérateurs et pour contrer ces pratiques, la douane a mis en place, depuis début 2005, de nouveaux instruments pour estimer la valeur des produits importés à  travers le système des prix d’alerte. «Il s’agit de l’instauration d’indicateurs d’appréciation de la valeur, déterminés à  partir d’une fourchette de valeurs jugées authentiques, permettant aux services douaniers une réactivité en temps opportun», explique Abdallah Araban, directeur régional de la douane (Casa-Port). Ce dispositif même s’il est jugé utile, n’a pas, selon les industriels, totalement verrouillé le système qui demeure encore perméable (voir article en page14). Pour renforcer son dispositif de surveillance, la douane, dans une opération pilote menée au niveau de la direction régionale de Casa-port, a procédé il y a un an à  la création d’une cellule chargée du contrôle approfondi de la valeur sur la base d’une base de données de produits sensibles présentant des prédispositions à  la fraude. «C’est une liste glissante, actualisée au fur et à  mesure que des fraudes sont constatées», ajoute M. Araban. Toutefois, ce dispositif n’est encore déployé qu’au niveau de la direction de Casa-Port, ce qui limite son efficacité. Les responsables de l’administration de la douane promettent de l’étendre «incessamment» à  d’autres sites, notamment l’aéroport de Casablanca et la ville de Tanger. Mais, en l’absence d’un verrouillage de tous les points d’entrée du territoire (ports de Nador et d’Agadir par exemple), il est à  craindre un simple déplacement logistique du circuit.

La Douane effectue des descentes dans les locaux des importateurs
Autre moyen imaginé, celui des contrôles chez les importateurs. M. Araban confie à  La Vie éco que les opérations menées par ses services pour les contrôles a posteriori ont réservé leurs lots de surprises. En effet, investis par un pouvoir d’autorité judiciaire, les douaniers ont le plein droit d’effectuer des descentes sur site et procéder aux saisies des correspondances, documents et matériel informatique.

En 2005, quelque 60 opérations de ce genre ont permis de faire de grosses prises. «Il nous arrive fréquemment de tomber sur des factures vierges signées par le fournisseur, des doubles facturations et des échanges de correspondances compromettantes», ajoute le directeur régional. L’année 2005 a été particulièrement chargée pour les services de l’antenne casablancaise qui a, en moyenne, mené cinq opérations par mois, portant, parfois, sur des sommes importantes. La preuve, certains contrôles ont permis de réaliser des redressements atteignant les 20 MDH. Mais malgré la bonne volonté affichée par l’administration, les filets mis en place demeurent perméables. Pour rétrécir les mailles, MM. Tazi et Kessal proposent la mise en place de l’identifiant fiscal unique qui permettra de recouper les données de la douane avec celles de la direction des Impôts et d’assurer ainsi une traçabilité des produits même après leur mise en vente. En attendant, les opérateurs s’inquiètent toujours. Des tonnes de produits se vendent à  des prix ridiculement bas et des milliards de DH de recettes échappent à  l’Etat.

La Douane a créé une cellule chargée du contrôle approfondi de la valeur, un dispositif pilote au niveau de la direction de Casa-port, et qui sera bientôt étendu.

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