Affaires
Salaheddine Mezouar : «Je ne suis pas inquiet pour le textile…»
70% de la demande textile adressée au Maroc provient aujourd’hui de chaînes spécialisées ou de grandes marques.
Les volumes de commande ainsi que la visibilité ont été réduits.
Recevant les journalistes de La Vie éco, mardi 11 janvier, après une réunion avec les professionnels du secteur, Salaheddine Mezouar, ministre du Commerce et de l’Industrie et ex-président de l’Amith, minimise la menace qui pèse sur le secteur textile. Pour lui, l’électrochoc est derrière nous, même s’il reconnaît que des PME du secteur pourraient être amenées à mettre la clé sous le paillasson pour n’avoir pas su réagir à temps. Sa théorie tient en une phrase : la demande adressée au Maroc existe toujours, c’est la capacité des entreprises à être réactives qui constitue l’enjeu. Combien d’entre-elles sont menacées aujourd’hui ? Pour l’instant, le ministère n’a aucune évaluation chiffrée. Entretien.
La Vie éco : De nombreux professionnels du textile se plaignent de la situation. Quel est votre constat ?
Salaheddine Mezouar :
J’ai comme l’impression que l’on s’est réveillé le 1er janvier et que l’on a découvert le démantèlement de l’accord multifibres et la suppression des quotas. C’est un fait connu depuis 10 ans, sur lequel la profession a essayé d’anticiper, sur lequel l’ensemble des acteurs a été sensibilisé au cours des deux dernières années.
Et aujourd’hui, où en sommes-nous ?
Cela fait maintenant six ans que l’on assiste à un changement structurel au sein de ce secteur. Pendant 20 ans, la pofession s’est développée avec et grâce aux grandes centrales d’achat, aux hypermachés, aux sociétés de vente par catalogue (VPC) et une pléiade d’acteurs qui assuraient la fonction d’intermédiation entre les centrales, les boutiques de détail et les sous-traitants. Le volume était important, rythmé par deux saisons dans l’année, peu exigeant en technicité, créativité et réactivité, mais sensible au rapport qualité-prix, ce qui permettait aux professionnels d’avoir une bonne visibilité. 70% de la production était de la sous-traitance, avec autant de concentration sur le marché français.
En six ans, il y eu une telle mutation, liée à l’évolution des exigences des consommateurs européens, au développement des chaînes spécialisées, type Zara, H&M et Mango… et des marques, que l’on se retrouve face à une situation radicalement et structurellement différente, bénéfique pour le Maroc. En effet, ces nouveaux modèles de distribution, de plus en plus dominants, ne peuvent fonctionner qu’avec des fournisseurs de proximité réactifs et créatifs. C’est pour cela que pour moi, l’électrochoc dont on parle aujourd’hui a été vécu tout au long de cette phase de mutation.
70% des clients du Maroc aujourd’hui sont des chaînes spécialisées et des marques. La France ne représente plus que 35% de nos exportations et l’Espagne et la Grande Bretagne sont devenues des clients importants avec, respectivement, 23 et 18% de nos exportations.Ce type de clientèle est plus exigeant en matière de qualité, de service, de normes sociales, de réactivité et de capacité à prendre en charge le produit fini. Les commandes ont baissé en taille mais pas forcément en volume car il s’agit de séries courtes, comportant plusieurs modèles, mais répétitives, ce qui compense l’effet volume. Plus on est capable de livrer rapidement, plus on est assuré d’avoir des commandes de réassort ou d’actualisation. C’est là le coeur du changement, très bénéfique et salutaire, que connaît cette profession. Les modes de production et d’organisation ont été bouleversés en peu de temps, et tout ceci s’est fait sans l’hécatombe annnoncée.
Mais alors, qu’est-ce qui explique la perte de commandes et l’inquiétude des textiliens ? L’Etat a-t-il fait une évaluation chiffrée de ces pertes d’activité ?
Les professionnels du secteur étaient habitués à avoir une visibilité, donc des commandes portant sur plusieurs mois. Avec le développement des cycles courts, parler d’une visibilité au-delà de 4 à 6 semaines serait un leurre. Nous ne sommes plus dans une logique de volume, mais plus dans une logique de commande de petites séries portant sur des modèles différents. Aujourd’hui, les clients du Maroc ne prennent pas de risques sur le stock et paient le prix qu’il faut pour être livrés rapidement en petites quantités. Les fournisseurs qui arrivent à gérer cette équation remplissent leur carnet de commandes. Il y a également le problème du financement de l’activité. Avec la sous-traitance, les besoins en fonds de roulement sont loin d’atteindre ceux que nécessite une prise en charge totale du produit, depuis l’achat de la matière première jusqu’à la livraison d’un produit fini.
Evidemment, les opérateurs ne le disent pas mais la majorité souffre plus d’un problème de financement de l’activité, qui obère leur capacité à accompagner leurs clients, que d’une baisse de la demande. Je le dis et le répète, la demande existe et il faut éviter qu’elle n’aille ailleurs.
Reste que, problème de demande ou de financement, le secteur se porte mal !
Le problème, c’est que la demande est là, les capacités financières pour y répondre, elles, sont réduites. Toute l’équation, et qui conditionnera l’avenir du secteur, consiste à pouvoir répondre à cette demande. Je lance ici un appel au système bancaire pour ne pas rater cette oppotunité historique de faire entrer cette profession dans ce que je qualifie de véritable industrie de l’habillement, porteuse de valeur ajoutée et de richesse.
Le problème n’est pas nouveau, alors que l’inquiétude, elle, est bien réelle et perceptible, aujourd’hui plus qu’hier…
C’est normal, les industriels ont vu leur visibilité réduite. Et cela, nous l’avons longuement expliqué à la profession. J’avais pris, en tant que président de l’Amith, mon bâton de pélerin pour expliquer cela aux industriels.
Et vous pensez qu’ils se sont adaptés à la nouvelle donne ?
Croyez-vous que si les industriels n’avaient pas fait un effort d’adaptation, le secteur aurait maintenu le rythme qu’il a aujourd’hui ? A titre de comparaison, la Tunisie a enregistré un recul de 10% de ses exportations, en valeur. La Pologne a reculé de 14% et le Maroc s’est maintenu au même niveau.
La menace reste à venir. En octobre 2003, alors que vous étiez président de l’Amith, vous déclariez : «D’ici à fin 2005, le secteur textile risque de se voir amputé de 30% de ses exportations, 18% de sa production, 30% de ses entreprises, et encourt le risque de perdre 40 000 emplois». Et selon vous, ce risque n’existerait plus aujourd’hui…
C’est vrai, cela aurait été le cas si rien ne venait à changer. Entre-temps, beaucoup se sont adaptés. Bien entendu, il en est qui n’ont pas suivi et qui se trouvent dépassés par les événements. Nous sommes déterminés à les accompagner.
Mais encore, pour ceux qui ne se sont pas adaptés, avez-vous fait un état des lieux chiffré du nombre de fermetures et des emplois détruits ?
Non, le ministère n’a pas fait d’enquête mais nous la ferons. Aujourd’hui, il n’y a pas d’éléments qui permettent d’affirmer que le secteur va être amputé d’une bonne partie de ses entreprises.
Il y aura toutefois de la casse, avec quelle ampleur ?
Ce n’est pas nouveau, il y a eu de la casse au cours de ces cinq dernières années. Ceux qui sont aujourd’hui menacés se trouvent parmi les 40% d’entreprises du secteur qui font de la sous-traitance pure. Pourquoi sont-ils menacés ? Parce qu’ils n’ont pas la capacité de s’adresser directement au client final et donc d’évoluer.
C’est pourquoi nous essayons aujourd’hui d’appuyer l’émergence de plateformes d’exportation. Il y aura donc toujours du travail pour les sous-traitants. C’est pour cela que l’Amith avait demandé à ce que les sous-traitants qui travaillent pour ces plateformes bénéficient des avantages de l’exportateur indirect.
On assistera alors à des regroupements…
On retrouve le regroupement dans un autre volet : celui des consortiums d’exportation. De plus en plus d’entreprises ont en effet compris qu’elles n’ont pas, à elles seules, la capacité de faire face au marché. Elles adoptent donc une approche collective d’optimisation des ressources.
Nous essayons d’encourager de telles initiatives. Mais les consortiums ont besoin d’incitations. Un des grands problèmes de la profession, c’est de trouver le moyen de devenir une force de proposition, ce qui suppose, pour nos industriels, la possibilité de proposer des collections. Mais pour le faire, les entreprises ont besoin d’un autre type de compétences comme les stylistes et modélistes, qui sont rares au Maroc.
C’est pour vous dire qu’il faut faire des réadaptations du cadre incitatif actuel qui, lui, est resté collé à la configuration du secteur d’il y a cinq ou six ans.
N’est-il pas un peu tard ?
Non. Tout est relatif. Certes, nous aurions pu être à un stade plus avancé. Mais nous ne sommes pas non plus dans une situation irrécupérable.
Justement, on aurait pu prendre cette avance dans la mesure où tout cela était connu depuis longtemps
La véritable clarification des enjeux a été faite réellement il y a à peine deux ans. C’est là que les industriels ont pris véritablement conscience, ont fait l’effort de comprendre et surtout d’accepter de changer de discours. Avant, l’argumentaire développé par eux consistait à expliquer le départ des clients par les coûts de production élevés au Maroc en raison des charges sociales, des coûts des facteurs…
Qu’est-ce qui a changé ?
Aujourd’hui, la vrai problématique n’est pas celle des coûts mais de la capacité des industriels à être réactifs et à faire du produit fini. C’est là le véritable enjeu du secteur.
Et pour en revenir aux chiffres, combien d’emplois sont menacés aujourd’hui ?
Pourquoi parler de menace et pas d’opportunité ? Pourquoi voulez-vous toujours qu’on regarde uniquement le côté négatif. L’opinion publique, le décideur, qu’il soit public ou acteur privé, doit prendre conscience qu’il a beaucoup plus à gagner qu’à perdre.
Nous avons interrogé des industriels et nous avons relaté leurs difficultés…
D’accord, mais il fallait également interroger ceux pour qui les affaires vont bien, ceux qui ont fait leur mise à niveau, qui ont progressé. On donnera une image plus complète de la réalité.
Vous dites que le cadre incitatif est resté collé à une réalité qui date de cinq ou six ans alors que la clarification des enjeux a été faite il y a deux ans. Faut-il comprendre que, depuis, rien n’a été fait ?
Pas du tout. Beaucoup de choses ont été faites. Avant la rencontre de Marrakech, en octobre 2003, nous étions dans une phase où c’étaient les donneurs d’ordre, les clients qui se posaient des questions sur les capacités de l’industrie textile marocaine à être un fournisseur d’avenir du marché européen. Il y a eu un grand changement après cette rencontre. Beaucoup de donneurs d’ordre et de clients sont revenus au Maroc, y ont investi. Et s’ils l’ont fait, c’est aussi en partie grâce à l’effort de l’Etat qui a cru dans la profession. Si de grandes marques sont revenues au Maroc, c’est parce qu’elles ont repris confiance dans l’industrie marocaine et dans ses capacités à leur donner le produit qu’il faut, au prix qu’il faut et dans les délais qu’il faut. Tout cela, à mon avis, c’est du concret. Il m’est difficile de le chiffrer, certes, mais je peux vous dire que le mouvement favorable est enclenché pour le Maroc.
N’empêche qu’en matière d’incitations, il reste des choses à faire.
Bien sûr. Je peux vous dire, à titre d’exemple, qu’il y a déjà une évolution des textes concernant la question des exportateurs indirects. Les discussions ont repris avec la douane concernant la question de la simplification des procédures pour les réadapter à la nouvelle contrainte du secteur qu’est la réactivité. Maintenant, l’équation qui, à mon avis, doit être résolue d’urgence et à très court terme, c’est celle du financement et de la restructuration des entreprises. Là, par contre, il y a urgence car nous risquons de perdre des parts de marché et des capacités d’exportation.
Comment peut-on régler le problème du financement ?
Je pense que nous pouvons utiliser un outil qui existe déjà, le Fortex, en le rendant plus flexible, plus adapté à la réalité actuelle. Aujourd’hui, de nombreuses entreprises ont des besoins de financement. Si la contribution du Fortex reste limitée à 1,5 million de DH, nous réglerons le problème de quelques petites entreprises, sans plus. Mais si nous faisons en sorte que cette contribution atteigne 5 millions de DH, à l’instar du Foman, en ramenant la participation de l’entreprise à 20%, la quote-part de la banque à 30% et, enfin, la quote-part garantie à 50%, je pense que nous pourrons régler le problème du financement car, avec 5 millions de DH, l’entreprise pourra avoir accès à un financement conséquent de 15 millions de DH et on aura entamé un cercle vertueux. Cette refonte du Fortex, couplée avec un recadrage rapide des mesures incitatives pour les plateformes, sont deux mesures immédiates qui peuvent avoir un impact immédiat et concret. Il faudra aussi se pencher le plus rapidement possible sur les moyens de développer les consortiums. Sachant qu’en plus, nous n’avons pas encore abordé un autre grand marché, celui des Etats-Unis, qui est demandeur en produits finis.
En parlant de produits finis, plusieurs, pour ne pas dire la majorité de nos entreprises, ne sont pas capables de créer des collections…
Pour moi, le concept de produit fini va conditionner le secteur dans trois ou quatre ans. En matière de textiles et d’habillement, les pays fournisseurs sont classés suivant quatre facteurs : le prix, la qualité, la réactivité et l’innovation. Le Maroc était pendant longtemps positionné sur le créneau «prix-qualité». Sur les cinq dernières années, nous avons migré vers la «qualité-réactivité» et, dans cinq ans, ce sera plutôt réactivité-innovation. Il faut donc anticiper.
Cela veut dire qu’une partie du tissu ne survivra pas…
C’est une évidence, un passage forcé. L’Europe est passée par là. Nous sommes en train de vivre ce que d’autres pays du Nord ont vécu avant nous.
Oui, mais a-t-on une estimation du nombre d’entreprises qui risquent de jeter l’éponge?
Si vous vous focalisez sur ce chiffre, vous vous trompez de démarche.
Mais 80 000 ou même 40 000 emplois menacés, c’est une bombe sociale…
Je ne suis pas d’accord avec cette approche. La problématique de l’industrie marocaine est globale. Elle est apparente aujourd’hui dans le textile, certes, mais d’autres secteurs seront confrontés aux mêmes problèmes.
Beaucoup d’observateurs pensent que le Maroc abandonnera progressivement l’industrie pour revenir à son métier d’origine : le commerce…
Je ne le pense pas. Le Maroc fera de plus en plus de l’industrie.
Que peut-on répondre aux industriels qui demandent une baisse des coûts des facteurs de production comme l’énergie ?
Pour l’énergie, la lourdeur du coût concerne essentiellement la filière amont mais pas l’aval, la confection. Pour l’amont, un travail a été entamé et sera bouclé en février pour réduire de manière substantielle le poids du coût de l’énergie. Et ce sera valable pour toute industrie lourde. Pour les charges sociales, j’ai toujours dit, et en public, qu’il était anormal que leur niveau soit aussi élevé pour un pays comme le Maroc qui utilise la main-d’œuvre de manière intensive. Je considère que les charges sociales doivent être, non pas une donnée statique, mais en adéquation avec la capacité d’évolution d’une industrie. A mon avis, les charges sociales pour les industries à main-d’œuvre intensive ne doivent pas dépasser 10 à 12%. Elles sont aujourd’hui de 24 ou 25%.
Vous venez de rencontrer l’Amith. De quoi avez-vous discuté ?
Le débat avec les professionnels avait pour objectif de recadrer les priorités comme le financement qui est pour moi une obsession. Le problème pour le secteur, et je le redis, n’est pas un problème de demande. Je le dis en connaissance de cause et sur la base de faits, d’études. Cela est vérifié en permanence auprès de donneurs d’ordre et de clients. Prenons par exemple la bonneterie où, à ce jour, aucun opérateur n’est venu investir dans le finissage et la teinture du produit, à cause des régimes économiques en douane. Voilà le genre de verrous qu’il faut faire sauter.
Beaucoup d’industriels, spécialisés dans la façon, nous disent survivre aujourd’hui presque uniquement grâce à des donneurs d’ordre espagnols et portugais…
L’Espagne a beaucoup progressé et continuera de le faire. De nombreuses grandes marques espagnoles ont en effet choisi de délocaliser au Maroc comme Zara, Mango et autres. Et quand j’ai posé la question à ces grands donneurs d’ordre, aucun d’eux n’a dit qu’il avait l’intention d’aller faire fabriquer ses articles en Asie. Nous devons saisir cette chance et nous en avons les armes.
Les autres pays du pourtour méditerranéen ont le même atout de proximité !
S’ils sont plus forts et plus agressifs que nous, ils nous devanceront. Le poids-lourd de la région est la Turquie. Mais en termes de produits, le Maroc restera un acteur leader dans le jean et le sportswear aux côtés de la Turquie et de la Tunisie. Pour la bonneterie, il y aura la Turquie, la Syrie, le Maroc et la Tunisie. Pour le chaîne et trame, la Turquie et la Roumanie ont pris de l’avance mais le Maroc peut continuer à être un acteur surtout dans les articles féminins; notre seul problème est la matière première. Sur la lingerie féminine, le Maroc peut être un acteur important à condition d’avoir un grand fabricant de l’amont qui soit de taille significative, surtout pour la lingerie féminine en chaîne et trame. La dimension produits et spécialisation va être importante dans les années à venir.
En définitive, vous n’êtes pas inquiet…
Non, car le Maroc a la capacité de progresser en termes d’emplois. Pour le textile, le financement constitue le nœud du problème. Notre industrie a beaucoup d’atouts et elle a une chance historique qu’elle doit saisir. Mon inquiétude serait que nous n’arrivions pas à le faire
Salaheddine Mezouar
Ministre du Commerce et de l’Industrie Il y a cinq ans, il fallait gérér l’équation prix-qualité. Aujourd’hui, les industriels doivent faire face à celle de la qualité-réactivité.