Affaires
Privatisations : encore un potentiel de 630 milliards de DH
142 entreprises publiques évaluées. Le chiffre est présenté comme un minimum.
L’ONE, l’ONCF, l’OCP et la CDG incluses dans le lot.
Peut-on tout privatiser ?
A. Jaïdi,
N. Lahrichi,
A. Benamour et
N. Akesbi donnent leurs avis.

Après un rythme soutenu ces 13 dernières années, et avec seulement 4,4 milliards de DH prévus en 2006, les sources de la privatisation se tarissent. Les «joyaux de la famille» ont déjà basculé dans le giron du privé. C’est le cas de Maroc Telecom, de la Samir, de Fertima, de la Somaca, de la CNIA, de la Sonasid, de la Régie des tabacs et bien d’autres, au point que le poids des entreprises publiques dans le PIB est passé de 18 %, à la veille du mouvement des privatisations, à près de 10 % aujourd’hui. Au total, et depuis le lancement du processus en 1993, à travers la cession de la Soders (société de dérivés du sucre), ce sont en tout 44 sociétés et 26 établissements hôteliers qui ont été transférés au secteur privé par le biais de 101 opérations de privatisation, générant une recette de 76,7 milliards de DH.
Jusqu’à 1 260 milliards de DH de recettes potentielles
Faut-il en déduire pour autant que le portefeuille de l’Etat s’appauvrit et que les occasions de réaliser de bonnes privatisations se feront de plus en plus rares ? Ce raisonnement primaire établi à première vue est balayé d’un revers de main par les techniciens du ministère des Finances. La DEPP (Direction des entreprises publiques et de la privatisation) assure que le potentiel de privatisation est aussi important que par le passé. De quoi rassurer l’argentier du Royaume qui ne jure que par la préservation des équilibres publics.
A combien se chiffre donc ce potentiel ? Le montant, dévoilé exclusivement par La Vie éco, donne le vertige. Tenez-vous bien : le ministère avance le chiffre de 630 milliards de DH, hors patrimoine foncier et immobilier et terrains agricoles de l’Etat.
Comment a-t-on obtenu ce chiffre ? A partir des bilans des 142 entreprises et établissements publics (EEP) les plus importants (bien entendu on parle de sociétés marchandes), les techniciens de la DEPP ont dégagé la valeur historique de l’essentiel du patrimoine de l’Etat. Soit 126 milliards de DH. Pour obtenir une évalutation de ce portefeuille qui soit proche des normes du marché, ils multiplient la valeur du patrimoine par un coefficient de cinq. La valeur ainsi obtenue est de 630 milliards de DH. Un chiffre tellement important que l’on peut être tenté de douter de sa crédibilité. Question à laquelle les experts de la DEPP ont des arguments à opposer.
A la direction, il est expliqué en effet que l’approche d’estimation est très prudente. Car le multiplicateur moyen serait, selon les spécialistes, de l’ordre de 10, alors que le ministère a opté dans son évaluation pour un multiplicateur de 5. Ce qui ramènerait la valeur du patrimoine à au moins 1 200 milliards de DH ! Ce chiffre astronomique est-il vraisemblable ou s’agit-il d’une simple spéculation, d’un jeu de chiffres ?
Pour y répondre, il faut voir de près ce qu’on met dans ce potentiel. Que trouve-t-on dans ce portefeuille de 142 EEP ? Des entreprises et établissements de divers secteurs, de l’enseignement au transport aérien en passant par les centres hospitaliers, les Erac, les différents offices, Barid Al Maghrib et même la CDG.
«Le potentiel est important et ce ne sont pas les occasions qui vont manquer. C’est une simple question d’arbitrage et de choix politiques du gouvernement», avance ce directeur central au ministère des Finances et de la privatisation, qui pousse la logique à l’extrême. Sans état d’âme, il confirme que, pour son département, point de religion en matière de privatisation : «Toutes les entreprises publiques sont bonnes pour être cédées». Une position qui relègue au rang d’enfant de chÅ“ur les plus ardents défenseurs du libéralisme.
A la DEPP, les responsables, sans détour, précisent que «le portefeuille actuel de l’Etat englobe des entreprises et établissements opérant dans divers secteurs de l’économie, comme l’extraction et la valorisation des phosphates, la production et la distribution de l’électricité, le traitement et la distribution d’eau potable, la construction, les transports, les services de la poste et les services financiers». Tout y passe donc, y compris la RAM et ses filiales, l’ONE et, tenez-vous bien, l’emblématique groupe OCP.
Pour défendre sa position, le ministère met en avant les retombées des opérations menées jusque-là et qui ont contribué à la dynamisation de la Bourse et à la modernisation du secteur financier, en plus de l’impact sur les investissements directs étrangers. Mais qu’en est-il des autres objectifs initialement affichés pour le processus, tels que l’amélioration du fonctionnement des marchés, la multiplication des investissements créateurs d’emplois et la modernisation de l’économie nationale ? A ce niveau de l’analyse, les évaluations divergent dès que l’on sort du département de M. Oualalou.
Débat autour des secteurs stratégiques
La plus virulente des critiques vient de l’économiste Najib Akesbi (voir déclarations en p.13) qui juge le bilan négatif. «A quelques exceptions près, comme les télécoms, on n’a pas vu de secteurs o๠la privatisation a conduit à un transfert de capitaux qui s’est traduit par un meilleur fonctionnement du marché et une meilleure concurrence. Je dirai même qu’on a produit parfois le contraire. Le meilleur exemple est celui du sucre. Voilà un secteur o๠nous disposions d’une dose de concurrence entre un secteur public et un privé, et que la privatisation transforme en monopole privé. C’est un cas assez rare dans le monde». Driss Benali, président de l’association Alternatives (voir déclarations en p.13), nuance aussi de son côté les réalisations qu’il qualifie d’ambiguà«s. Il estime que, «dans certains secteurs, notamment le textile, les privatisations n’ont pas réussi. Les délits d’initiés et le népotisme largement pratiqués dans le textile et l’hôtellerie ont aussi plombé le processus. Pour réussir les opérations, il faut mettre fin au système de rente. Il faut que les règles soient les mêmes pour tout le monde. Ces griefs ne sont pas encore totalement dépassés». Armés de leurs arguments, Ben Ali et Akesbi s’insurgent contre l’éventualité d’une inscription d’opérateurs dits stratégiques sur la liste des privatisables. Pourtant, les techniciens du ministère des Finances et de la Privatisation pensent pouvoir le faire pour des entreprises comme l’ONE, l’ONCF, les groupes RAM et OCP. Pour eux, il n’y a pas d’enjeux stratégiques. «On l’a fait pour La Samir et Maroc Telecom. Ces opérations ont démontré que les contraintes stratégiques sont gérables». Point de vue que Najib Akesbi ne semble nullement partager. Cet économiste connu pour ses positions tranchées s’érige en défenseur de la ligne opposée. Son argument : la vulnérabilité, face à la mondialisation, des petits pays sans grandes ressources comme le Maroc. «La présence de l’Etat dans les secteurs stratégiques est plus que jamais vitale. C’est une irresponsabilité inqualifiable de croire que demain il suffira de disposer d’un matelas de devises pour s’approvisionner sur le marché international. Il est indispensable de garder des éléments de maà®trise propres sur des aspects vitaux de notre vie. C’est pourquoi l’Etat doit rester dans des secteurs de services publics majeurs comme l’eau, l’électricité, l’éducation, l’alimentation, le transport, la santé, les infrastructures de base. Pensez-vous que le programme autoroutier se réaliserait à ce rythme s’il n’y avait pas Autoroutes du Maroc ?», plaide-t-il.
Ce qui est sûr, c’est qu’il sera difficile de faire converger les avis.A l’opposé de M. Akesbi, dont la position est largement partagée par Driss Benali, Abdelali Benamour, économiste, soutient un raisonnement totalement inverse(voir déclarations en p.13). «Je ne vois pas de limites aux possibilités de privatisation même pour des entreprises relevant d’un secteur stratégique. Tout est dans la logique et le contrat d’accompagnement de la privatisation. L’essentiel est de faire en sorte que ces privatisations entrent dans le cadre d’une vision économique du pays». Il reconnaà®t toutefois que cette vision «n’est pas encore tout à fait présente chez nous». Larabi Jaà¯di (voir déclarations en p.13), économiste et président de la Fondation Abderrahim Bouabid, abonde dans le même sens : pour lui, tout est, a priori, privatisable, mais c’est le degré d’ouverture du capital qui conditionne le débat. Ainsi, estime-t-il, «l’Etat devrait garder un pied dans les secteurs stratégiques». Par exemple, il juge que le transport aérien fait partie de ces secteurs stratégiques, mais pas le rail. «Mais avant tout, déplore-t-il, il faut que l’Etat ait une vision sur la stratégie à mener pour les secteurs. Or, jusqu’à présent, c’est la logique budgétaire qui a prévalu quand il s’est agi de privatiser. On peut très bien privatiser, mais imposer des cahiers des charges qui répondent au souci de l’Etat de voir une mission de service public continuer à être assumée ou une sécurité de production garantie. Bref, la question n’est pas de savoir quoi vendre mais quels garde-fous mettre en place» ?
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Pour les fervents défenseurs de la privatisation, le processus ne connaà®t pas de limite. Outre les offices dont les secteurs sont pourtant jugés stratégiques, l’on avance même le nom de la Caisse de dépôt et de gestion (CDG). L’entreprise, un établissement public, gère pourtant des fonds privés. Peut-on alors la privatiser ? Des spécialistes, pour résoudre cette problématique, établissent un parallèle avec la banque, la BMCE et la BCP, notamment, qui, au moment de leur privatisation, étaient dépositaires de fonds privés, ceux de leurs clients. «La CDG dispose bien d’un bilan et d’actifs qu’elle a acquis en son nom», avance-t-on. Mais à qui verser, le cas échéant, les recettes de la privatisation de la CDG ou de ses filiales ? Au Trésor alors que l’Etat ne détient pas d’actions dans son tour de table ou à la CDG elle-même ? Pour cet ancien directeur des finances, qui a requis l’anonymat, les recettes doivent être versées à la caisse elle-même, à condition qu’elle change d’approche de placement. «Aujourd’hui, parallèlement au processus de privatisation, on assiste à un phénomène d’étatisation parallèle à travers les interventions de la CDG. Théoriquement, la caisse ne doit pas être un associé majoritaire. Elle est en train de prendre des risques économiques supplémentaires alors qu’elle doit se limiter aux risques financiers à travers des prises de participation minoritaires». Pour les responsables actuels de la DEPP, la dynamique de la CDG renforce le portefeuille public et crée «des entreprises potentiellement privatisables». |
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Ce sont là trois offices légendaires, relevant presque de la souveraineté comme le timbre et le drapeau. Privatisation ou pas, l’ONCF et l’ONE ont entamé depuis longtemps leur restructuration. Le premier est déjà transformé en SA, le second le sera. Quant à l’OCP, rien encore n’indique des changements dans ce sens. Aperçu sur la situation des trois offices. ONCF Le nouveau contrat-programme conclu entre l’Etat et l’ONCF le 29 juillet 2005, au titre de la période 2005-2009, vise essentiellement la transformation de l’office en société anonyme. Par ailleurs, l’ONCF s’engage à réaliser, au cours de cette période, un important programme d’investissement de 15,479 milliards de DH portant sur la réhabilitation des réseaux et l’augmentation de l’offre. L’ONCF financera son programme d’investissement principalement par l’autofinancement généré par l’activité de l’office (3 742 MDH), les dotations de l’Etat (4 677 MDH) et la contribution du Fonds Hassan II (900 MDH) en plus du recours aux emprunts intérieurs et extérieurs (11 487 MDH). OCP A fin 2004, le groupe a amélioré son déficit. Ses pertes sont passées à 946 MDH contre 1 162 MDH en 2003. Contrairement aux offices les plus importants, aucun programme pour sa transformation en SA n’est à l’ordre du jour. Or, estiment plusieurs observateurs, «c’est une étape nécessaire pour en améliorer la gestion» |
