Affaires
Les banques préfèrent prêter à l’Etat plutôt qu’à l’économie
Le déficit de liquidités des banques atteint des sommets et cela se fait sentir même au niveau des agences. Pourtant, les créances bancaires envers l’Administration centrale ont crû de 38.1% d’avril 2011 à avril 2012, passant à près de 125 milliards de DH.

A force d’être omniprésent, le déficit de liquidités au niveau du système bancaire en deviendrait presque banal. Il continue pourtant de peser de tout son poids sur une multitude d’acteurs confrontés au quotidien à nombre de tracas, à commencer par les banques elles-mêmes. En effet, les responsables d’exploitation des établissements de la place ont tous eu leur lot de mésaventures depuis que les liquidités se font beaucoup plus rares. Un directeur d’agence raconte : «Ces derniers jours, nous avons effectué un appel de fonds auprès de notre siège pour un besoin tout à fait justifié, mais nous avons reçu bien moins de liquidités que ce qui a été demandé. Une situation inédite !».
Dans ces conditions, la gestion au quotidien devient une gymnastique bien complexe. «Un jour, nous avons même dû prélever l’argent disponible au niveau du guichet automatique bancaire pour le déposer dans la caisse manuelle», poursuit notre directeur. Cela va même jusqu’à des situations très cocasses. «Lorsque nous manquons actuellement de liquidités, nous contactons nos clients habitués à faire d’importants dépôts en cash au quotidien, pour les faire venir à l’agence le plus tôt possible», confie un professionnel.
42 milliards de DH d’avances hebdomadaires pour un déficit de plus de 50 milliards
Dans ces conditions, l’on ne s’étonnera pas que les banques soient devenues bien moins indulgentes quant aux possibilités de découverts accordées à la clientèle des particuliers. Les relances téléphoniques invitant les détenteurs de compte à régulariser leur situation se font plus fréquentes, selon les témoignages de plusieurs clients. Qu’il s’agisse encore de restrictions sur les facilités de caisse accordées aux entreprises ou de resserrement des crédits à l’économie, le manque de liquidités a insidieusement gagné l’ensemble du marché.
Mais à l’échelle de tout le système bancaire, l’un des indicateurs les plus emblématiques du déficit ambiant reste sans nul doute les avances à 7 jours octroyées aux établissements de la place par Bank Al-Maghrib (BAM) pour satisfaire leurs besoins de refinancement sur le court terme. Communiqué publiquement chaque semaine par l’Institut d’émission, le montant de ces avances n’a pourtant pas toute l’attention qu’il mérite selon nombre d’observateurs. «Les acteurs du marché s’inquiétaient déjà de l’importance des avances à 7 jours lorsqu’elles ne dépassaient pas 6 milliards de DH il y a 4 ans. Que faut-il penser à présent alors que ces avances atteignent 42 milliards de DH !», s’étonne un analyste spécialiste des banques.
Comme l’on pourrait le deviner, pour BAM, la situation actuelle ne présente aucune anomalie et s’explique parfaitement du point de vue macroéconomique. «Le Maroc est confronté à une situation de destruction monétaire qui génère un déficit de liquidités et il est normal d’opérer des injections de monnaie dans les mêmes proportions pour satisfaire les besoins des banques», justifie une source au sein de la banque centrale. Effectivement, les avances à 7 jours ont progressé proportionnellement au besoin de liquidités du système monétaire sur les 4 premiers mois de l’année et même en remontant plus loin. Ces avances ont crû de 18% à fin avril 2012, à 42 milliards de DH, quand le déficit du système s’est creusé de 18,7% depuis le début de l’année pour atteindre 55,3 milliards de DH. Quant aux raisons expliquant l’assèchement des liquidités, elles sont à lier essentiellement à la baisse des réserves en devises étrangères de BAM puisque le Maroc importe plus et paie plus cher ses achats de l’étranger, et c’est autant de liquidités qui sont ponctionnées du système monétaire. En lien direct, ces avoirs extérieurs ont baissé de 8,6% sur les 4 premiers mois de l’année.
Soit, mais jusqu’où BAM pourra-t-elle jouer au pompier avec ses avances à 7 jours ? N’y a-t-il pas risque de dérapage ? «Ces avances ont beau provenir de la planche à billets virtuelle (ndlr. création de monnaie scripturale), leur octroi aux banques est entouré de plusieurs garde-fous (voir encadré) qui font que le système s’autorégule», explique-t-on au sein de BAM. Du reste, le recours appuyé au dispositif des avances lorsque la conjoncture l’impose n’est pas une exception marocaine, loin s’en faut. Au sein de l’Union européenne, par exemple, des avances à trois ans ont été introduites ces derniers mois par la Banque centrale européenne pour sortir l’économie de l’UE du marasme.
Risque d’inflation d’origine monétaire à terme
Cependant, d’autres spécialistes avancent que le problème n’est pas tant le volume des financements octroyés aux banques mais plutôt ce qu’elles en font. «Les banques orientent les liquidités qu’on leur accorde plus vers le placement dans les bons du Trésor plutôt que vers le financement de l’économie», avance Rachid Achachi, chercheur à l’université Ibn Tofaïl de Kénitra. Une hypothèse qui tend à remettre en question l’existence d’un réel problème de liquidités puisque l’idée proposée est que les banques décrochent bien le refinancement dont elles ont besoin mais elles en priveraient l’économie, préférant l’investir dans la dette du Trésor.
Là encore, du côté de BAM, l’on s’empresse de minimiser l’ampleur du phénomène à renfort d’indicateurs macroéconomiques. «L’investissement en bons du Trésor ne représente que le 1/7e du total des actifs détenus par les banques.
Et cette part a diminué sur les dernières années», explique-t-on. Mais les statistiques de ces derniers mois dévoilent une toute autre tendance. Les créances des banques sur l’Administration centrale, composées essentiellement de titres, ont en effet crû de 38,1% d’avril 2011 à avril 2012, passant de 90,3 milliards de DH à près de 125 milliards de DH (voir tableau). Plus d’investissement pour les banques en bons du Trésor, donc, sachant que les établissements de la place détiennent le tiers de la dette de l’Etat. Et cela s’est bien fait aux dépens du financement de l’économie. Car, en parallèle, les crédits aux entreprises privées n’ont crû que de 4,1% sur la période pour atteindre 335 milliards de DH, et les financements aux particuliers qui ont été les plus dynamiques affichent tout au plus une hausse de 8,2%, avec un encours de 185,7 milliards de DH. En fait, les banques ont bien distribué des crédits en nombre, mais en faisant la part belle là encore à l’Etat. Depuis avril 2011, l’encours de crédits qu’elles ont accordés aux établissements publics a crû de 35% sur une année glissante à 50 milliards de DH.
Faut-il, du reste, reprocher aux banques de vouloir miser au maximum sur la sécurité par les temps qui courent ? Il faut dire que les créances en souffrance sur l’économie affichent une progression de 9,4% en glissement annuel.
Il reste que les experts estiment qu’un positionnement excessif des banques sur les bons du Trésor pourrait causer un choc inflationniste qui n’est certes envisageable que dans un scénario extrême. L’idée est que l’accumulation de marge sur le long terme par les banques, grâce à l’investissement dans la dette du Trésor (au moins 25 points de base de gain grâce au différentiel de taux entre les avances à 7 jours et la rémunération des bons du Trésor), habiliterait les établissements de la place à renforcer leurs fonds propres. Tant que les banques persistent à placer leurs fonds auprès du Trésor (et tout porte à le croire au vu de l’appétit de ce dernier), la situation serait tenable.
Mais si l’offre en bons venait à se réduire en raison par exemple d’un recours du Maroc à l’endettement extérieur important ou à la conduite d’une politique de rigueur budgétaire, les banques seront forcément amenées à se réorienter massivement vers le financement de l’économie. Et comme leur capacité d’octroi de crédits se serait élargie entretemps du fait du renforcement de leurs fonds propres, la concurrence sera rude, ce qui devrait entraîner une chute des taux d’intérêt et, in fine, une distribution grandissante de crédits et une inflation appuyée.
