Affaires
«Les associations professionnelles du secteur font de la figuration !»
Pour le président de l’ANIT, le gouvernement n’a rien fait pour le tourisme. En plus des facteurs exogènes, le secteur souffre, selon lui, d’un grave problème de gouvernance aussi bien dans le public que dans le privé.

Son nom est intimement lié au tourisme et à l’hôtellerie. Jalil Benabbés-Taarji, administrateur-directeur général du groupe Tikida, a milité et continue de le faire en tant que membre actif des organisations professionnelles du secteur. En juin dernier, il a été élu président de l’Association nationale des investisseurs touristiques (ANIT) dont il est un des membres fondateurs. Il y a quelques années, M. Benabbés-Taarji était à la tête de la Fédération nationale du tourisme (FNT) où, après un premier mandat pleinement réussi, il avait dû écourter le second sur fond de polémique et de guerres intestines qui secouaient le secteur. Depuis qu’il a claqué la porte de la fédération en 2007, notre homme a préféré prendre du recul pour se consacrer à son business. Mais sa fibre pour l’associatif l’a poursuivi même s’il n’a jamais plus pris la parole depuis 2007. En 2010, il a fait partie du petit groupe des gros opérateurs qui a créé l’ANIT. Aujourd’hui, en tant que nouveau président de l’association, Jalil Benabbés-Taarji fait son grand retour. En grand connaisseur et expert du secteur, il analyse et décortique l’atonie actuelle du marché, revient sur les Visions 2010 et 2020 et, surtout, interpelle les professionnels et les décideurs au niveau du public. Entretien.
C’est votre première prise de parole depuis 2007. Pourquoi ce silence ? Pourquoi parlez-vous aujourd’hui ?
Je rappelle que mon 2e mandat à la FNT –2006/2009– avait été écourté en 2007 de manière violente et polémique du fait d’une ingérence extérieure grossière et irresponsable. Les arbitrages -entre 2 modèles de restructuration de nos associations professionnelles- ayant prévalu étant opposés à l’ambition que je portais avec notre bureau fédéral et la majorité de l’époque, il m’était devenu nécessaire de prendre du recul et laisser toutes leurs chances et l’espace nécessaire à mes successeurs pour implémenter leur modèle. Sans interférence. Chose faite. Aujourd’hui je reprends la parole du fait de mon élection récente à l’ANIT et du fait du silence indécent des représentants «institutionnels» du secteur privé. Silence intimement lié à l’échec du modèle retenu.
Qu’est-ce qui vous fait parler de silence indécent du secteur privé ?
La restructuration ratée, voire déviée, de la Fédération du tourisme de 2007, adoubée par un certain courant au sein de la CGEM de cette époque, a débouché sur une atonie générale. La Fédération nationale du tourisme, rebaptisée CNT, depuis, a perdu l’essentiel de sa substance. La majeure partie des associations professionnelles du tourisme ont perdu une bonne part de leur crédibilité et de leur représentativité. D’où un état d’hypnose générale et un déficit terrible en termes de propositions aux pouvoirs publics. Aujourd’hui, et du fait que les effets négatifs de ces arbitrages continuent de se faire ressentir au jour le jour, l’ANIT a décidé de prendre la parole et de rappeler les rendez-vous manqués.
D’aucuns pourraient vous reprocher de faire cette sortie plutôt tardivement…
Oui. C’est possible. Mais ce serait en méconnaissance du contexte. J’ai été élu le 29 juin dernier seulement, et je suis heureux, au contraire, de participer à l’établissement d’un bilan sectoriel pour caractériser les cinq dernières années tout en espérant être entendu par le prochain gouvernement. Que le sortant soit reconduit ou pas.
Et alors, en parlant de bilan, quel est l’état du tourisme au Maroc aujourd’hui tel que vous le percevez en tant que professionnel ?
Notre Tourisme -que je préfère avec un T majuscule- souffre d’une conjonction d’astres défavorable qui écrase ses performances et ternit son image.
Il est important de distinguer les facteurs exogènes des facteurs endogènes, les seuls dont nous sommes comptables, et donc les seuls que je commenterai aujourd’hui car trop rarement ou mal analysés. Parmi ceux-ci, nos déficits en matière de gouvernance sont, à mon sens, le principal et vrai sujet. Et quand je dis gouvernance c’est valable aussi bien pour le privé que le public.
Le secteur privé a fait les mauvais choix en 2007 et les fédérations professionnelles (la FNT à leur tête) ont littéralement manqué leur rendez-vous avec leur dimension patronale, alors que nous avions proposé de nous inspirer au mieux du modèle CGEM. Ce qui a participé significativement à un déficit de pilotage des Visions 2010 puis 2020.
Le secteur public, lui, a continué de fonctionner de manière classique, comme avant l’élaboration des deux visions, en oubliant d’adapter l’architecture gouvernementale aux impératifs et aux ambitions des 2 Visions stratégiques. Ceci étant dit, je serai partiel, voire partial, si j’occultais la forte résilience de notre secteur dans cette conjoncture particulièrement difficile. Il n’y a pas débat : nous gardons tout notre potentiel.
Vous accordez beaucoup d’importance à la gouvernance dans vos analyses. Pourquoi ?
Tout le monde s’accorde sur la dimension éminemment transversale du tourisme. En revanche, chacun veut préserver ses prérogatives de tous les jours, ses «acquis», ce qui est contradictoire. Cette contradiction est le fait tant du secteur professionnel privé que des pouvoirs publics, et c’est précisément là que la gouvernance et ses outils prennent toute leur importance.
L’absence de la Haute Autorité du tourisme (HAT) depuis 2002 (!) et des Agences de développement touristique (ADTs) depuis 2011 (!) pénalise sévèrement la cohérence des actions des pouvoirs publics. En particulier en matière de pilotage stratégique des capacités, et de l’offre Maroc plus généralement. «Horizontalement», dans l’action intergouvernementale et «verticalement» dans l’impérative synergie entre la Capitale et les Régions.
Autre perte de cohérence: les Conseils régionaux du tourisme (CRT) -outil assez pratique par ailleurs- qui subsistent et survivent difficilement, et ce, avec des statuts et des financements disparates et sans cohérence nationale. Imagine-t-on une commune rurale ou urbaine régie par des lois différentes et avec des sources budgétaires différentes que les autres ? C’est ce qui se passe chez nous : dans telle région le financement est pérenne, dans telle autre les collectivités locales sont des membres actifs, alors qu’ailleurs les mêmes collectivités ne sont même pas membres. Les statuts et le fonctionnement au jour le jour diffèrent d’un territoire à l’autre. La liste des «pertes de cohérence» est longue. C’est frustrant car nous avions un cadre «standardisé» et gagnant en 2006 déjà. Sans suite.
La Vision 2010 s’était pourtant bien attaqué au volet gouvernance…
Oui. Une des principales valeurs ajoutées des Visions 2010 puis 2020 était la notion de «Vision partagée». Cette notion essentielle a très vite trouvé sa limite dans la pratique. Des ministres «stratégiques» ont fait ou font, parfois, leurs propres lectures. Il en va de même des autorités locales (élues ou désignées). Cela donne une cacophonie inacceptable et contre-productive. Le volontarisme rime nécessairement avec une bonne dose de dirigisme.
Face à cela le Département du tourisme, pilote sur le papier mais très pauvre en prérogatives propres, voit son action terriblement conditionnée par la proximité (ou non) de son titulaire du jour avec les chefs de gouvernement, ministres des finances, intérieur, équipement, etc. C’est tout sauf une Vision partagée. Seul le gouvernement Jettou avait convenablement joué le jeu. Depuis, ça dépend des humeurs, du relationnel et des priorités de chacun. Précisément tout ce que les 2 Visions ont voulu éviter.
Le secteur privé n’est pas en reste, quand on observe ses structures sans complaisance : depuis l’interférence regrettable de 2007, le tout est tiré vers le bas, et la rigueur et le militantisme compétent en sont les victimes directes. Nos associations professionnelles ont beaucoup perdu de leur substance et énergie. Ainsi que de leurs forces de proposition. Leur entrain même.
Comment expliquez-vous le silence des fédérations professionnelles dans ce contexte de crise ?
Une partie des chefs d’entreprise les ont désertées plus ou moins volontairement. Les autres ont été écartés. Parfois par un rapport de force violent. Dès lors, 2 des plus importantes fédérations professionnelles (CNT et FNIH) ne font plus que de la figuration. Elles ne sont plus capables de fédérer, produire ou proposer. D’où l’atonie croissante de ces dernières années. Quelques cadres compétents s’y activent mais ils sont minoritaires et ne peuvent engager leurs entreprises.
Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné dans les Visions 2010 et 2020 ?
Au risque de me qualifier de têtu, la réforme de la gouvernance du secteur, et probablement un excès de volontarisme : «trop, trop vite».
Autrement dit, les mécanismes de prise de décision horizontaux et verticaux ainsi que l’indigence progressive d’une partie importante de nos représentations professionnelles. Le tout avec un effet le plus souvent très pernicieux. J’en donne pour exemple les Agences de développement touristique (ADTs) qui ont été contestées le lendemain même de la signature de la Vision 2020. Et ce, par une partie des signataires eux-mêmes. Dans un silence assourdissant.
Ces dysfonctionnements ont objectivement contribué à la crise actuelle de l’investissement, et à un manque d’optimisation de l’allocation des ressources privées, rares par construction. Le «péché originel» de la Vision 2020 est d’avoir été élaborée en l’absence d’un bilan objectif et partagé de la Vision 2010. Ce fut comme «construire un nouvel étage sans avoir préalablement fait contrôler et certifier le rez-de-chaussée». Elle a également et ensuite été pénalisée dans son exécution par le gouvernement sortant, dont l’action s’est caractérisée par (1) une absence quasi totale de concertation entre les départements ministériels concernés ainsi que par (2) un désintérêt voire un mépris —non dit et non assumé par sa direction- pour ce moteur si important et conséquent de l’économie marocaine.
Le PJD n’a clairement rien voulu faire contre le tourisme, à condition de mettre de côté la réduction du budget de l’ONMT… Mais il n’a rien fait pour non plus. Pour moi c’est de l’ordre du «crime économique». Crime dont se rendent complices tous ceux qui sont censés porter notre parole. Ce gouvernement -dans son ensemble- nous a clairement déçus, et ce, d’autant que la conjoncture internationale est et a été particulièrement troublée depuis 2011. Dois-je rappeler qu’en 2009, au lendemain de la crise mondiale et multi-forme qui a suivi la faillite de Lehman Brothers de septembre 2008, le gouvernement de l’époque avait mis en œuvre un plan d’accompagnement des entreprises et du secteur «Cap 2009», plan applaudi, alors qu’aujourd’hui la crise est bien plus aiguë et difficile et… nous ne voyons rien venir. Curieux…
Vos propositions pour sortir de l’ornière ?
La liste est longue et nous ambitionnons, à l’ANIT, de faire nos recommandations par écrit à tous les partis politiques sans exception. Du moins pour ce qui concerne notre domaine de compétence.
Pour le plus urgent néanmoins : une augmentation substantielle et structurelle des moyens de l’ONMT, et ce, sans délai. Avec un supplément de 300 MDH annuel sur 3 ans. Je pense aux contraintes exogènes et à la nécessité de communiquer plus et différemment.
Un pilotage serré et discriminant de l’offre et des capacités hôtelières selon des critères objectifs et évolutifs. La restructuration très urgente et déterminante du secteur privé, restructuration qui a 10 ans de retard dans l’absolu et 5 ans depuis qu’un protocole a été signé le 20 décembre 2011 par toutes les fédérations, CGEM comprise ! Un protocole qui n’a pas été mis en œuvre à plus de 5% de son contenu. J’ajouterai la conclusion urgente, et sans interférence surtout, du bilan d’étape de la Vision 2020 par le BCG.
Au vu de tout cela, quelles sont aujourd’hui vos priorités à l’ANIT ?
La crise actuelle étant une crise industrielle qui atteint et met à mal les actifs du secteur, la priorité —au-delà des mesures techniques indispensables qu’il serait fastidieux de développer—est bien au rétablissement de la confiance. Confiance des investisseurs et de leurs banquiers. L’ANIT ambitionne d’y contribuer par l’expérience et l’expertise de ses membres et souhaite se positionner comme un interlocuteur fiable et responsable du secteur bancaire, et financier plus généralement. Enfin et plus globalement, nous devons participer à la reconstruction d’un modèle du tourisme marocain actualisé et rationalisé. La direction de la CGEM peut nous y aider, de même qu’elle peut nous aider à remettre en ordre de marche le secteur associatif.
