Affaires
Le torchon brûle entre la Samir et le gouvernement
La Samir refuse de délocaliser sa raffinerie à Jorf Lasfar et conditionne
la modernisation de l’unité de Mohammédia à l’octroi de certains
avantages.
L’Etat est pris entre les impératifs de sécurité d’approvisionnement
et ceux de la sécurité des habitants.
Pas d’impasse jusqu’à présent mais le bras de fer risque de perdurer.
Ce ne sont pas les bacs qui flambent, mais c’est le torchon qui brûle entre la Samir et les pouvoirs publics.A l’issue de son Conseil d’administration tenu le 9 octobre courant, la raffineur a en effet opposé une fin de non recevoir, diplomatique mais néanmoins claire et nette, à la demande du gouvernement, formulée au lendemain des derniers incendies survenus dans la raffinerie, de délocaliser à Jorf Lasfar l’activité de raffinage.
«Pas question de quitter Mohammédia», a déclaré Abderrahmane Saïdi, le Dg de la compagnie. Au plus, le raffineur, dans un communiqué largement diffusé par la presse nationale, se dit disposé à prendre une participation «minoritaire» dans une nouvelle raffinerie. A-t-on réellement besoin d’une autre unité de raffinage ? Il semblerait que oui. Selon la Samir, un tel investissement se justifierait compte tenu de l’augmentation de la demande d’environ 4 % l’an, soit, d’ici à 2012, délai moyen de réalisation, une augmentation des besoins du pays de 42%. En fait, ce qui, dans le projet du gouvernement, dérange les responsables de la Samir, c’est le coût, exorbitant selon eux, qu’exigerait la construction d’une nouvelle raffinerie. «Il faut compter sur un milliard de dollars, ce qui est le double du programme d’investissement prévu(*). Sans parler des frais financiers qui représenteraient environ 40 % de l’emprunt sur 15 ans. Cela dépasse les capacités d’endettement de la Samir ; ceci, si l’on suppose que l’Etat accepte de mettre à niveau le port de Jorf Lasfar, car celui-ci n’est pas dimensionné pour recevoir de gros tonnages: tout juste des petits bateaux de 20 000 à 40 000 tonnes, alors que Mohammédia accueille des pétroliers de 140 000 tonnes», explique M. Saïdi.
Mais la question n’est pas là. En fait, la Samir déplace le débat en parlant d’une deuxième raffinerie : le gouvernement a demandé à délocaliser l’actuelle raffinerie et non pas d’en construire une deuxième. Certes une bonne partie des installations devra être renouvelée, mais, ne l’oublions pas, le groupe Corral s’était engagé lors de la reprise de la Samir, en 1997, à investir pas moins de 3 milliards de dirhams, un engagement qui n’a jamais été respecté.
Le raffineur met la pression sur l’Etat
Or aujourd’hui, plus qu’une affaire de sous, il s’agit avant tout d’une logique de sécurité nationale opposée aux arguments économiques d’un investisseur. Le risque pour les habitants de Mohammédia est trop important, même si Abderrahmane Saïdi soutient que la plupart des raffineries en Europe se trouvent en agglomérations.
Mais ce n’est pas tout, il semble que, dans cette affaire, la Samir soit décidée à faire monter les enchères. Car, si le Conseil d’administration se dit prêt à conclure, «dans les plus brefs délais», une convention d’investissement avec l’Etat, il conditionne cet investissement, d’une part, à la mise en place d’une nouvelle formule des prix(**), «moins défavorable» que celle établie en juillet 2002, et, d’autre part, au rétablissement des droits d’importation, suspendus suite au sinistre du 25 novembre 2002 afin de permettre aux distributeurs de couvrir, au moins en partie, les besoins du marché. Pour faire bonne mesure, le raffineur laisse entendre qu’il serait prêt à partager le gâteau avec les distributeurs en n’assurant que 80% des besoins du pays afin, dit-il, de répondre aux «orientations stratégiques de l’Etat en matière de diversification des sources d’approvisionnement».
Résumons alors : pas de délocalisation et un investissement conditionné. Mais de quel investissement s’agit-il en fait ? Sont-ce les fameux 7 milliards de DH dont M.Saïdi a parlé voici plus d’une année, ou alors d’un plan revu et corrigé à la lumière des données apparues après juillet 2002 (démarrage du démantèlement douanier et mise en place d’une nouvelle structure des prix) ? Tiennent-ils compte des 2 milliards de DH prévus dans l’actuel plan ? On ne le sait pas trop. Il faut noter à ce propos que ce n’est pas la première fois que la Samir met des conditions à son plan d’investissement. Avant la survenue de l’incendie de novembre 2002, le raffineur avait en effet demandé au gouvernement de l’époque, en contrepartie des 7 milliards de DH d’investissement annoncés par Saïdi, de reporter de trois ans la date de démarrage du démantèlement douanier. La demande, comme on sait, fut rejetée et l’on se demande si, au fond, cet investissement n’est pas une carotte agitée à la face de l’Etat afin de protéger une situation «confortable».
Ce n’est pas l’avis de Abderrahmane Saïdi qui estime le préjudice subi par la Samir, depuis juillet 2002, date de la révision du système de fixation des prix à 6 % du chiffre d’affaires. Si, déclare-t-il, la suppression des droits d’importation est maintenue alors que l’urgence qui l’a justifiée a disparu, l’entreprise court un danger certain. Pour M. Saïdi, la Samir a retrouvé sa capacité de production à plus 100 %, car les outils rénovés, dit-il, sont légèrement plus productifs. «Or, si la production est revenue à la normale, les ventes sont en baisse puisque les distributeurs sont encore autorisés à approvisionner le marché. La Samir devra bientôt arrêter de produire, une fois sa capacité de stockage saturée ; ou alors il faudra jeter ce qu’elle produit, faute de l’écouler ou le stocker. La situation est si grave que, si cela continue, il faudra renvoyer du personnel. De plus les distributeurs n’importent que les produits sur lesquels il n’y a pas de risques, notamment le gasoil, alors que la Samir importe le brut pour le transformer en différents produits, avec la contrainte et de la commercialisation et des chutes de cours entre le moment de l’achat et celui de la vente. De plus, l’obligation d’avoir un stock stratégique se traduit par une immobilisation de 200 millions de dollars». Son de cloche différent chez les distributeurs qui rappellent importer aussi la totalité du propane, du butane et des lubrifiants ainsi que d’autres produits. Selon eux, ils ont arrêté l’importation d’essences à la demande expresse de la Samir, excédentaire dans ces produits.
Qu’en pense le gouvernement ? La requête de la Samir sera examinée, confie une source à Rabat qui ne cache pas toutefois son étonnement quant à la manière (un communiqué de presse) utilisée par le raffineur pour faire connaître ses demandes. Sur le fond, indique-t-on, toutes les hypothèses restent possibles, y compris celle de faire revenir la Samir sur sa décision de ne pas bouger de Mohammédia. En contrepartie de quoi ? Impossible de le savoir pour le moment. Se dirige-t-on vers l’impasse ?
Le contrôle de l’Etat s’impose même s’agissant d’une entreprise privée
Il est encore trop tôt pour se prononcer. Mais, quand on sait qu’en 2005, tout le parc diesel du Maroc devra rouler avec du gasoil 350 PPM et que le raffineur, même à pleine capacité, n’arrive même pas à couvrir les besoins du pays en gasoil 10 000 PPM, l’urgence de la modernisation de la raffinerie saute aux yeux. Une solution qui tient compte également et avant tout de la sécurité des habitants doit être trouvée rapidement. En ce sens, il ne serait pas exagéré de dire que l’Etat a une sacrée épine dans le pied.
Dans cet embrouillamini, il y a malgré tout une évidence qui n’a pas l’air d’en être une pour tout le monde : la Samir, depuis sa privatisation, est une entreprise privée qui, comme telle, ne raisonne qu’en termes de rentabilité ; ce qui est légitime. Or, il se trouve que, opérant dans un secteur stratégique, il pèse sur elle un certain nombre d’obligations, dont en particulier celles de la sécurité des habitants et de la sécurité des approvisionnements (compte tenu de la nature de son activité). Les responsables de la Samir ont-ils réussi à concilier ces deux impératif ? Avec les incendies à répétition survenus à la raffinerie de Mohammédia, il est patent que les mesures de sécurité ont été défaillantes, de l’avis des connaisseurs. Cela serait-il arrivé si les investissements prévus dans le cahier des charges avaient été réalisés ? Probablement pas, répond un spécialiste. «Bien sûr, ajoute ce dernier, dans ce genre d’activité, le risque zéro n’existe pas. L’essentiel, quand un problème survient, c’est de pouvoir le circonscrire rapidement. C’était le cas quand l’entreprise était publique». Pourquoi ça ne l’est plus depuis sa privatisation? «Il faut peut-être en chercher les causes, confie un expert, dans le fait que, d’une part, Corral n’a pas une grande expérience dans le raffinage, où il n’est entré qu’en 1995, et, d’autre part, le budget de sécurité et d’entretien a été réduit».
Quelle est la part de responsabilité de l’Etat dans cette situation ? La question mérite d’être posée. Au vu de ce qui se passe un peu partout dans le monde (la gigantesque panne électrique de Chicago, il y a deux ans, celle, plus récente, en Italie…), l’Etat ne doit-il pas, dans certains secteurs, avoir un droit de regard même lorsque l’activité est assurée par le privé ? La régulation par le marché, seul, ayant montré ses limites, au moins dans les activités à fortes doses…d’intérêt général, la régulation étatique s’impose. Il faut seulement trouver la manière. Alors, le raffinage à Mohammédia ou à Jorf ? C’est à l’Etat de prendre les décisions qui s’imposent
(*) En fait, le double du programme prévu, selon d’autres sources.
(**) la révision de la formule des prix équivaudrait à une contribution annuelle du budget de l’Etat de 700 MDH au profit de la Samir, estiment des sources bien informées.