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« Le pays modèle est celui qui réussira l’intégration industrielle régionale »
La contribution de l’industrie africaine à la valeur ajoutée manufacturière mondiale est de 1,6%. L’Afrique fait face à l’enjeu de créer 1,7 million d’emplois par mois. L’industrie permet d’arriver à un équilibre territorial qui résulte du dynamisme économique.

L’entité Conseil en stratégie de PwC a livré les résultats de son étude portant sur l’industrialisation en Afrique, jeudi 28 mars, au siège de la CGEM. Jonathan Le Henry, directeur stratégie de PwC-Conseil en Afrique francophone, nous parle en détail des enjeux de l’étude et des recommandations formulées.
Quelle est la valeur ajoutée de votre étude ?
Le point de départ était de dire comment est-ce qu’on peut élaborer une étude qui puisse se démarquer par rapport aux autres travaux sur l’industrialisation en Afrique. Ainsi, plutôt que de proposer un rendu à caractère conceptuel, où domineront les grands principes pour réussir dans l’industrie, nous nous sommes orientés vers des questions terre-à-terre, celles de la réalité du terrain. Pour faire simple, nous avons opté pour les pays, principalement africains, qui ont réussi à mettre en place une industrialisation. Pourquoi alors certains pays africains ? Parce qu’aujourd’hui, le continent a ses propres spécificités. La réalité africaine est, en effet, différente de celle de l’Asie, de l’Europe ou de l’Amérique Latine. De ce point de vue, nous nous sommes dit que pour gagner, il faudrait voir ce que font ceux qui gagnent. Outre le constat à formuler, nous nous sommes posé comme question : dans quelle mesure ce qui a été mis en place dans un tel pays peut être pertinent pour d’autres ? A titre d’exemple: le Botswana, qui est un cas intéressant. Ce pays était dépendant des exportations des diamants bruts, à environ 80%. Non transformés, ces exportations ne générant qu’une faible valeur ajoutée. C’est ainsi que les autorités ont décidé de porter la casquette du chef d’entreprise, en partant à la recherche de joint-ventures. Ils ont alors scellé un partenariat avec de De Beers (ndlr : un conglomérat diamantaire sud-africain), en créant une entreprise, qui s’appelle Debswana. Les deux partenaires ont donc progressivement développé les métiers de la taille, du polissage et de la joaillerie. En matière de création de richesses, quand on compare la valeur du diamant au niveau de la mine avec celle en aval, la différence est 300 fois plus importante. Sur le volet de l’emploi, en quatre ans, le Botswana a pu réduire le taux de chômage de 6 points, et ce partenariat y a significativement contribué.
Comment expliquez-vous le retard des pays africains en matière d’industrialisation. Est-ce une question de moyens ou de priorités ?
Il faut partir des chiffres. Ceux-ci indiquent que la contribution de l’industrie africaine à la valeur ajoutée manufacturière mondiale est de 1,6%. C’est dérisoire. Ce qui est une hérésie, compte tenu de l’énorme potentiel du continent. Il y a, bien évidemment, une raison derrière cet indicateur. Lorsque nous comparons le continent africain à l’Asie, dans les années 80, ils étaient presque au même niveau en matière de dépendance aux exportations des matières premières, de l’ordre de 70%. L’Asie a réussi de réduire, de manière drastique, sa dépendance, en misant sur une industrie fortement technologique. C’est pourquoi nous considérons, en Afrique, que le futur industriel sera technologique ou ne sera pas.
En quoi est-il important de développer le secteur industriel en Afrique ? Pourquoi pas les autres secteurs ?
En Afrique, nous avons un défi pressant, qui est de créer 1,7 million d’emplois par mois. Le secteur des services n’est pas en mesure de répondre à cette urgence. On souhaite, également, créer un emploi durable. L’industrie est la solution, l’unique. Au-delà de la dimension de l’emploi, la valeur ajoutée et la croissance, il y a l’enjeu de la diffusion et de la dissémination de la valeur créée. C’est-à-dire la distribution sur l’ensemble des territoires. C’est ce qu’on fait au Maroc, justement, à travers le chantier de la régionalisation avancée. Avec l’industrie, on s’assure d’un équilibre territorial, qui résulte de ce dynamisme économique.
En quoi consiste alors le potentiel de développement industriel en Afrique ?
On part déjà de cette minime valeur ajoutée manufacturière de l’Afrique. On y ajoute l’accélération de la démographie du continent, le potentiel d’urbanisation et les talents qui s’y développent. Nous avons les ingrédients pour enclencher une dynamique. Une des convictions que nous partageons dans l’étude, c’est de dire tant qu’on va continuer à penser l’industrie aux bornes d’un pays, on ne va pas y arriver. Je cite à titre d’exemple le cas d’Airbus en Europe. Il faut qu’on arrive à quelque chose de similaire. Pour y arriver, il faudrait penser l’industrie en Afrique comme une chaîne de valeur régionale. C’est aussi de se dire quelle est la place de chaque économie au niveau de cette chaîne. Prenons l’exemple de l’automobile. Tous les pays veulent accueillir des constructeurs chez eux. Quand vous avez un marché de 10 000 véhicules neufs par an, vous n’allez pas attirer Renault. En revanche, vous avez de gros marchés dans les pays voisins. A ce stade, l’enjeu est de se dire comment est-ce que je peux me positionner sur, par exemple, l’amont. J’ai de l’hévéa dans mon pays, qui est une matière première pour le caoutchouc permettant la fabrication des pneus des camions. Il faudrait penser à exploiter cette ressource dans une vision industrielle. En effet, pour y arriver, il faudrait porter la réflexion de l’industrie en termes, à minima, régional.
Votre diagnostic se veut sans concession, puisqu’il n’est basé que sur les chiffres dans un souci de pragmatisme. Est-ce véritablement ce qui manque au continent ?
Je pense que ce n’est pas forcément ce qui manque mais la contribution du pragmatisme est majeure. En Afrique, il y a une forte volatilité. C’est pourquoi il faut dépassionner, en sortant du traitement immédiat pour se remettre sur le temps long. En clair, être pragmatique en termes de solutions à proposer. En effet, la solution n’est pas le libéralisme, ce n’est pas le tout-Etat, ou autre. Ne tombons ni dans l’Afro-optimisme ni dans l’Afro-pessimisme. Il y a un équilibre qui implique les chiffres, avec une réelle confrontation à la réalité du terrain. Si vous êtes industriel et que vous voulez vous baser en Afrique, il faut s’y rendre pour découvrir la réalité. Lorsque vous êtes déjà en Afrique, il ne faut pas croire que si vous êtes performant en Afrique du nord, vous le serez forcément en Afrique de l’Ouest ou autre. Dans l’industrie, il faut avoir de l’humilité. 65% des entreprises ne réussissent pas dans de nouveaux marchés de croissance, parce qu’elles n’investissent pas dans la compréhension de dynamiques des marchés ainsi que dans la réflexion de bons choix des partenaires. Il y a un investissement immatériel à réaliser en amont, et ce, particulièrement dans les marchés émergents, tels ceux de l’Afrique.
Une partie de l’Afrique est connue par, entre autres, son instabilité. Cette donnée est-elle prise en compte dans l’élaboration de votre étude? Si c’est le cas, comment se matérialise-elle ?
Cette question nous l’avons traité sous le prisme du climat des affaires. Elle peut constituer un frein. Cette question est, pour moi, l’occasion de revenir sur le sujet du climat des affaires qui, parfois, est considéré comme la solution à tous les problèmes. Or, un pays peut être bien classé dans le Doing Business, mais ce n’est pas pour autant qu’il peut avoir une industrie percutante ou performante. Ce n’est qu’un élément tant du problème que de la solution. C’est pourquoi, lorsque nous avons présenté un certain nombre de leviers qui permettent de booster le développement industriel en Afrique, nous avons considéré le climat des affaires. Dans ce sens, la question réside dans la création des bonnes conditions: des zones industrielles de qualité à un prix compétitif, les incitations fiscales pour attirer les entreprises étrangères, les infrastructures, etc., dans une vision industrielle. Il faut se poser une question: je veux être bon dans quoi ? Il faut choisir ses batailles, parce qu’on ne peut être bon partout, d’où la solution de la chaîne de valeur régionale.
Qu’est-ce qu’il faut entreprendre pour augmenter le taux de l’industrie africaine dans la valeur ajoutée manufacturière mondiale ?
Il y a deux éléments. Le premier est celui de penser l’industrie en dehors des frontières. Le second porte sur le nouveau pacte industriel que nous proposons, sans prétendre que c’est la formule magique. Ce dernier est fondé sur l’expérience de plusieurs groupes : des investisseurs, des producteurs, etc. A travers ces expériences, nous avons constaté que nous avons besoin de trois piliers. Un Etat capable de créer les conditions, en ayant un état d’esprit de chef d’entreprise. Nous avons besoin d’un secteur privé dont la mission est de booster le développement industriel, en mesure de détecter les bonnes opportunités. Le dernier point est le principe de chasser en meute. C’est lorsque les acteurs d’un même secteur d’activité décident d’aller, ensemble, dans un nouveau marché. En groupe, on peut avoir une capacité de négociation, on impose.
L’approche régionale que vous proposez est une construction qui nécessite du temps. En Afrique, avez-vous recensé des ingrédients pour y arriver ?
Quand vous regardez les réflexions au niveau de la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) et la ZLEC (Zone de libre-échange continentale), on sait qu’on a besoin d’une intégration économique. Les pays ont besoin d’avoir des marchés communs, de la libre circulation des marchandises, etc. L’approche que nous proposons ne peut voir le jour que grâce à une intégration économique régionale.
Quels sont vos constats sur les opérateurs africains? Prennent-ils le risque ? Diversifient-ils ou pas leurs investissements ? Ont-ils la faculté de s’implanter hors des frontières de leurs pays d’origine ?
Les industriels qui réussissent en Afrique sont des acteurs qui sont forts dans leurs pays d’origine. Il ne faut pas sauter les étapes. Dans ce secteur, il y a un nombre d’étapes à respecter, en commençant par avoir une taille critique chez soi. Ces mêmes acteurs sont diversifiés. Il y a ceux qui font le choix de se développer à travers des partenariats. Car, en Afrique, rares sont les acteurs qui ont réussi sans partenariats. Je tiens à insister là-dessus, parce que comment voulez-vous réussir dans un pays que vous connaissez peu ou mal. Cela rejoint l’idée de la nécessité d’investir dans la compréhension de tel ou tel marché. Bien sûr les investisseurs font des études dans ce sens. Mais, on le voit bien avec nos clients. Parfois, les gens ne s’adressent à nous qu’après un échec. C’est pourquoi il faut avoir l’humilité de se développer avec un acteur local, qui connaît mieux le marché.
Qu’en est-il des bailleurs de fonds ?
Ce sont des acteurs qui ont un rôle très important. Ils jouent deux rôles, en somme. Ils ont quelque part le rôle d’éveilleur de consciences, en faisant passer un certain nombre de messages auprès des Etats, outre la question du financement. A titre d’exemple, la Banque Africaine de Développement s’intéresse beaucoup à la problématique de l’industrie 4.0.
Comment est-ce que l’industrie 4.0 peut-elle être ancrée dans le continent ?
Cette industrie est un levier adossé à la technologie : les objets connectés, la blockchaine, la data analytics, les drones, etc. Ce sont des technologies qui existent et sont déployées notamment dans la partie anglophone de l’Afrique. Les drones, par exemple, sont utilisés dans la livraison des médicaments. La 4.0, avant d’être un sujet stimulant intellectuellement, c’est un enjeu qui permet de gagner en compétitivité. A travers la 4.0, on maîtrise mieux sa chaîne de montage, on évite et anticipe les pannes, entre autres. Tout cela se traduit par des gains de productivité, et donc de la compétitivité.
La dynamique dans laquelle est inscrite l’industrie marocaine est-elle un modèle de réussite qui peut inspirer les autres pays du continent ?
Le Maroc est souvent cité comme exemple dans la région. On parle beaucoup de Renault, de l’aéronautique, notamment. Je pense que le Maroc a un véritable rôle à jouer. Au-delà du rôle de modèle, il y a cette question de catalyseur du développement industriel. C’est aussi une question de diplomatie économique, qui consiste à réunir les décideurs autour d’une table pour leur expliquer qu’on est plus fort ensemble.
Quels sont les pays africains qui ont le plus de potentiel de développement, qui peuvent jouer justement ce rôle de locomotive ?
Avant d’avoir des jugements arrêtés, il faut faire très attention. Les bons d’un jour peuvent ne pas l’être le jour d’après. C’est pourquoi je reviens à cette idée d’humilité. A mon avis, si un pays veut être qualifié de modèle, ce n’est pas celui qui va réussir dans son coin. En clair, le pays modèle est celui qui réussira l’intégration industrielle régionale.
