Affaires
Le noir dans l’immobilier : une hypocrisie qui profite à tous
Coût du foncier, procédures administratives et fournisseurs informels
poussent les promoteurs à réclamer le «noir».
Les banques jouent le jeu en fractionnant le crédit et en prenant une hypothèque
supérieure à la valeur déclarée.
Le fisc veille au grain et entreprend de faire des redressements.

Ses noms sont multiples, mais sa couleur est unique. Le noir, le dessous-de-table, le hors contrat, le non-déclaré… Les expressions se font concurrence pour illustrer le mieux possible la pratique du noir dans l’immobilier. Sur le plan juridique, l’expression «noir» n’existe ni dans le dahir des obligations et des contrats, ni dans le Code de commerce. La pratique y est décrite et condamnée sous tous ses aspects. L’expression, elle, vient de la rue. Qu’est-ce que le noir ? Pour être bref, le noir est le montant que l’acquéreur d’un bien immobilier ou foncier paie et ne déclare pas aux services de l’enregistrement, c’est-à-dire au fisc. Par extension, le noir est tout ce qui est encaissé ou payé sans figurer dans les déclarations fiscales. C’est un système qui s’est développé parallèlement à la loi, reflétant ainsi un état d’esprit qui a forcé les habitudes à tel point que des secteurs structurés ont fini par faire avec.
Aujourd’hui, du promoteur immobilier à l’acheteur, en passant par le banquier et le fisc, tout le monde s’est adapté d’une manière ou d’une autre. Les uns l’ont adopté, les autres se sont excessivement armés pour que l’Etat ne soit pas lésé. Entre les deux, c’est tout le secteur de l’immobilier qui se trouve condamné à traîner éternellement une image archaïque.
Les assises de l’immobilier prévues à l’été 2004 aborderont certainement la question, mais en attendant, le secteur présente une particularité asphyxiante. Sa structure de base est plombée par les dessous-de-table. D’ailleurs, pour comprendre le noir et en cerner le circuit, le ministère de l’Habitat a lancé une étude via ses antennes au niveau local. «Nous envoyons des gens qui se présentent comme des acquéreurs potentiels aux points de vente des appartements. Les résultats de cette enquête seront prêts à fin mars», précise Moulay Cherif Tahiri, directeur de la promotion immobilière au sein du ministère de tutelle.
Le logement économique et social épargné par le fléau
En attendant, la Vie éco a réalisé sa propre enquête. Et force est de constater que le noir existe presque partout… à deux exceptions près : le logement économique et social, et dans les transactions réalisées par quelques sociétés de promotion immobilière assez structurées. Dans le premier cas, pour pouvoir bénéficier de l’exonération de la TVA (régime spécial applicable aux logements économique et social), les promoteurs sont obligés de passer par des appels d’offres et donc de faire appel à des fournisseurs structurés qui émettent une facture en bonne et due forme. La procédure est donc transparente. Dans le second cas, il s’agit le plus souvent de grands groupes immobiliers qui ont opté pour la transparence. Nous pouvons citer à ce titre la CGI, le groupe Beladi, le groupe Doha et quelques autres.
L’exception qui confirme la règle ? Certainement, il n’est que de questionner autour de soi pour se rendre compte de l’étendue du mal. Et, une fois n’est pas coutume, tout le monde est égal devant le noir. Des ministres ou anciens ministres contactés par La Vie éco ont reconnu, sous le sceau de l’anonymat bien entendu, avoir payé du noir à l’achat d’un logement que ce soit pour leur propre besoin ou pour leurs enfants.
De manière globale, le noir concerne les logements de moyen et haut de gamme. Mais que représente-t-il ? Selon plusieurs promoteurs contactés par nos soins les montants versés hors contrat varient entre 15 et 20% du prix vénal.
A quoi correspond-il ? Pour les promoteurs versés dans cette pratique, le noir constitue, ni plus ni moins que la compensation de ce qu’ils ont dépensé hors facture. Suivons le circuit pour y voir plus clair.
La première pierre du mur de l’ombre est posée par les propriétaires de terrains, une denrée rare dans le centre ville. Les propriétaires, qui ont souvent acquis ces terrains, il y a deux décennies et plus ou en ont tout simplement hérité, cherchent à minimiser l’impôt au moment de la vente. Une partie de la cession passe hors contrat et elle se chiffre le plus souvent en millions de dirhams. «Nous avons versé jusqu’à 10 MDH en noir pour l’acquisition d’un seul terrain», nous confie un promoteur.
L’administration aggrave le phénomène en alourdissant les procédures
La deuxième pierre de ce mur de l’ombre réside dans les procédures administratives : dérogation, autorisation de construire, permis d’habiter… «Il faut payer pour obtenir un droit. Je ne peux pas dire si c’est de la corruption. Disons que c’est une manière d’accélérer la cadence. Le facteur temps est primordial dans notre métier», poursuit notre promoteur qui reconnaît aujourd’hui que la pratique tend à s’estomper. D’ailleurs l’expérience du guichet unique de l’habitat à Settat, qui sera généralisée aux autres villes devrait faire disparaître cette corruption qui ne dit pas son nom.
Enfin, la troisième pierre du mur de l’ombre réside dans le fait que les fournisseurs travaillent dans l’informel. Le moyen et le haut de gamme font appel à une multitude d’artisans. Cela ne concerne pas nécessairement les métiers traditionnels comme la peinture marocaine dite tadellakt, le carrelage andalou, la sculpture traditionnelle du plâtre ou encore la taille et la pose de marbre… Cela concerne également les commerçants qui fournissent les matériaux de construction pour les gros œuvres (ciment, gravettes, sable, fer…)
«L’existence, en amont, de structures informelles et les pratiques de vente du foncier font que les promoteurs cherchent à récupérer ce qu’ils ont décaissé hors facture au moment de la vente des produits finis», souligne Rachid Jamaï, président de la fédération de l’immobilier. Mais rien n’oblige les promoteurs à opter pour le circuit informel. Si, il y a obligation, nous rétorque un autre promoteur : «Dès le moment où je paie une partie du foncier en noir, je suis forcé de grignoter sur des prestations hors TVA pour que ma marge s’approche du réel».
Les promoteurs cherchent à récupérer ce qu’ils ont décaissé hors facture
Au regard de ce triptyque (foncier, corruption, informel) la pratique du noir est donc bien installée et le consommateur… n’a qu’à s’y résigner. Et il n’est pas le seul, les banques ont fait de même. Le jeu est tellement rodé que les institutions financières, bien structurées évidemment, ont trouvé l’astuce pour ne pas bloquer un filon juteux de leur métier. De plus en plus, le crédit logement intègre le noir parmi ces paramètres de négociation. En dépit des dénégations des responsables, un tour dans les différentes agences de la place -nous nous sommes adressés à 5 agences bancaires différentes en tant qu’acheteurs- le confirme. «Si votre situation financière le permet, nous pouvons financer 100% de la valeur vénale du logement», nous certifie-t-on. Autrement dit, le banquier, quand il est disposé à le faire, négocie les conditions de financement en se basant sur la valeur réelle du bien, y compris le noir. Sur le papier, le terme noir n’existe pas. Mais la fragmentation du crédit révèle sa présence. Plusieurs banques proposent en effet un prêt immobilier à hauteur de la valeur déclarée dans le contrat de vente jumelé à un autre prêt appelé, le plus souvent crédit d’aménagement ou crédit personnel. Bien entendu, l’hypothèque, elle, porte sur la valeur totale du logement. La banque valorise le bien à un niveau supérieur à la valeur déclarée dans le contrat. Illégal ? «Non, nous répond un directeur d’agence, légalement rien n’empêche la banque de prendre une hypothèque d’une valeur supérieure à celle du prêt immobilier». Le tour est joué et tout le monde se protège. Même le fisc qui veille au grain.
Depuis plusieurs années en effet, l’Administration des impôts a accentué la pression sur les promoteurs et acquéreurs. Et il n’est pas rare de recevoir un avis de redressement. Toutefois, il faut savoir que même si beaucoup ont l’impression que ledit redressement est systématique, une note interne de l’Administration des impôts fixe à 30% le seuil minimal des transactions immobilières qui doivent être contrôlées en vue d’un redressement éventuel. Existe-t-il un plafond ? «Non, nous répond-t-on, cela dépend de la fluidité des dossiers et des moyens dont nous disposons».En d’autres termes, il se peut que l’on vende ou que l’on achète au noir sans avoir un redressement fiscal, surtout sachant que le délai de prescription est de quatre ans
