Affaires
L’argent de l’industrie du cinéma
Les investissements explosent dans le secteur : 789 MDH investis au Maroc en
2004.
Les mauvaises pratiques persistent : sous-facturation, fraude fiscale, recrutement
au noir sont monnaie courante dans le secteur.
Dubaï, Abu Dhabi, Egypte, Afrique du Sud, la concurrence affûte
ses armes.

Le Maroc est en passe de devenir une grande destination pour l’industrie cinématographique internationale, et se bat pour le leadership africain face à l’Egypte et l’Afrique du Sud. En une décennie, de 1994 à 2004, le nombre de films tournés au Maroc, toutes catégories confondues, a pratiquement doublé, passant de 481 à 979. La dynamique concerne aussi bien le cinéma national qu’étranger. En 2004, onze longs métrages de différentes nationalités ont été tournés au Maroc, dont les deux grandes productions américaines Kingdom of Heaven de Ridley Scott et Sahara, réalisé par Breck Eisner. Le secteur a clôturé l’exercice avec un chiffre d’affaires de 789 MDH dont 352 millions investis dans le seul Kingdom of Heaven et 264 millions dans Sahara.
L’année 2005, quant à elle, promet, selon les responsables du Centre ciné-
matographique marocain (CCM), de battre le record de 2004. Au 28 septembre, le pays avait réussi à attirer 12 grandes productions dont The Ten commandments de Robert Dornhelm, Babel, avec Brad Pitt et Omar Chérif. Des négociations sont en cours pour accueillir d’autres tournages notamment celui du Monde invisible de Ridley Scott. «Une mission loin d’être facile en raison de la concurrence que nous livrent d’autres pays», précise Ahmed Abounoum de Dunes Film, société de production marocaine.
Ouarzazate jouit d’une bonne réputation internationale
Indépendamment de cette concurrence, et aussi important soit-il, le chiffre d’affaires du secteur demeure très volatil, à l’instar de celui du tourisme. «Il est fortement dépendant de la conjoncture politique internationale. Rappelons- nous ce qui s’est passé juste après le 11 septembre. Plusieurs tournages initialement prévus au Maroc avaient été annulés. Dans pareilles circonstances, le dernier mot revient aux compagnies d’assurances. Plus le risque-pays est important, plus la prime d’assurance est réexaminée en conséquence», souligne Sarem Fassi Fihri, directeur général des studios Cinédina et président de la Chambre marocaine des producteurs de films.
De fait, le Maroc est condamné à renforcer sa chaà®ne de valeur et à multiplier ses avantages compétitifs s’il souhaite conserver ses ambitions et son ancrage international car, aujourd’hui, une rude bataille se livre entre différents pays pour accueillir les grandes productions. Outre l’Egypte et l’Afrique du Sud, le Maroc est confronté à la concurrence des pays de l’Amérique Latine, le Mexique particulièrement, et des pays de l’Est, la Pologne et la République Tchèque notamment.
Pour faire pencher la balance en sa faveur, le Maroc joue plusieurs cartes et, en premier lieu, celle des lieux de tournage. Ouarzazate jouit désormais d’une réputation internationale bien bâtie. De l’avis de tous, la ville dispose d’atouts considérables, notamment ses paysages naturels. Elle compte aussi la plus forte concentration de studios du pays, notent les responsables du CRI d’Agadir dont relève l’annexe de Ouarzazate. Trois studios y ont pignon sur rue. Les pionniers ont été les Studios Atlas Corporation, construits en 1986 par la chaà®ne hôtelière Salam sur une superficie de 25 ha. Il y a également eu les studios Kenzamane, dont le propriétaire est la société de production Dagham Films. Enfin, la ville a par la suite définitivement confirmé son destin cinématographique en accueillant en 2004 un investissement de 70 millions de DH pour la création des studios LCA de Ouarzazate. Cet investissement en cours dotera à terme le Maroc du plus grand studio de cinéma en Afrique. Les studios LCA Ouarzazate sont aujourd’hui les troisièmes au monde par leur superficie (160 hectares), après ceux d’Universal aux Etats-Unis et ceux de Shanghaà¯.
Après Ouarzazate, Casablanca offre aussi une infrastructure de standard international : les studios Cinedina, inaugurés en janvier 2001 pour un investissement de 30 MDH et s’étendant sur 7,5 hectares. A toutes ces infrastructures s’ajoutent, bien entendu, les sites naturels de tournage qu’offrent les paysages marocains dans les régions d’Erfoud, Marrakech, Tanger, pour ne citer que celles-là .
Les professionnels marocains mettent aussi en avant, pour convaincre les sociétés de production étrangères, la réactivité de l’administration: le CCM pour la délivrance des autorisations, la douane pour la facilitation des opérations d’importation de matériel et les militaires pour le soutien logistique. D’ailleurs, dans le film Alexandre tourné en 2003, 1 000 militaires avaient été engagés comme figurants pour les scènes de bataille. «Le service a été payé aux Å“uvres sociales des FAR», rappelle Karim Abounoum de Dunes films, société de production exécutive marocaine. «L’Administration est moins tatillonne lorsqu’il s’agit de dossiers du secteur du cinéma. Cela a souvent permis d’attirer des films qui devaient être tournés ailleurs, notamment en Egypte», note M. Fassi Fihri.
D’autres facteurs structurants permettent au Maroc de jouer dans la cour des grands. Les coûts de production sont 30 à 40 % moins chers qu’aux Etats-Unis et en Europe. La défiscalisation y contribue fortement puisque tout achat de plus de 5 000 DH est exonéré de la TVA. A ces éléments s’ajoute la compétitivité de la main-d’Å“uvre engagée à bas prix. Selon les professionnels du secteur auxquels La Vie éco s’est adressée, les figurants percoivent entre 150 et 300 DH/ jour et les cachets des acteurs locaux et des techniciens engagés sont très moyens par rapport à ce qui se pratique sous d’autres cieux (lire encadré). Un dumping social qui, s’il arrange les affaires des prestataires de services locaux, est pointé du doigt par plusieurs intervenants.
«Sur 1 400 techniciens, la moitié travaille au noir»
«Jusqu’à une date récente, le secteur opérait dans l’anarchie totale, sans réglementation et en dehors de toute transparence. La manne financière qu’il drainait ne profitait qu’à une certaine catégorie d’opérateurs. Les Marocains employés dans les tournages étrangers étaient le plus souvent affectés à des postes subalternes, engagés au noir, sans protection sociale. Il y a lieu de parler d’une véritable économie souterraine. La plus- value pour l’économie nationale et pour l’industrie marocaine du cinéma est alors très faible. Mais les choses ont aujourd’hui relativement changé», explique ce réalisateur et producteur qui a requis l’anonymat.
Le changement n’est pas pour autant perceptible pour tous et Ahmed Boulane, réalisateur, parle d’une véritable mafia qui continue à opérer. «Les productions étrangères sont à grande échelle une économie à dominante souterraine dont l’argent va dans les poches de certains intermédiaires peu scrupuleux. Il est peut-être temps que les entreprises du secteur subissent un contrôle fiscal. Le cinéma est loin d’être un secteur d’intellectuels ou d’artistes. C’est d’abord celui de businessmen souvent sans scrupules», tonne le metteur en scène de Ali, Rabia et les autres.
Et ce n’est pas Rachid Cheikh, président de la Chambre marocaine des technicien qui le contredira. «Sur 1 400 techniciens, 700 sont détenteurs d’une carte professionnelle et autant sont engagés au noir. 90% des techniciens travaillent sans couverture sociale avec une exploitation extrême de la part des producteurs marocains et étrangers». Selon lui, le barème des salaires arrêté par le CCM est rarement respecté par les maisons de production, les heures supplémentaires ne sont pas non plus payées. Pour étayer ses propos, il rappelle un constat amer. Les quotas de techniciens marocains arrêtés par le CCM, en dépit d’une amende de
50 000 DH pour toute contravention, sont rarement respectés. «Un accord a été conclu entre le CCM et les chambres des producteurs et des techniciens pour fixer le quota des techniciens marocains engagés dans tout tournage qu’il soit national (12 techniciens) ou étranger (25 % du total). Même s’il reste bas, ce pourcentage n’est malheureusement respecté que par un petit nombre de producteurs», conclut-il. De l’avis d’un producteur qui a souhaité garder l’anonymat, «les pouvoirs publics, ayant connaissance de ces pratiques illégales, ferment les yeux. Ce dumping social est une autre composante de notre avantage compétitif et renforce donc l’attractivité du Maroc».
Des écoles de formation aux métiers du cinéma en projet
En schématisant, on peut dire que le Maroc est un géant arabe de l’industrie cinématographique aux pieds d’argile. L’explication réside dans le fait que de telles pratiques sociales ne peuvent constituer à long terme des atouts au moment o๠d’autres pays de la région s’arment pour le détrôner, Duba௠et Abu Dhabi en tête. «Les deux émirats financent à tour de bras les prestations de services, subventionnent les équipements, offrent les billets d’avions et les chambres d’hôtel. Dans les cinq ans à venir, ils seront les principaux concurrents», met en garde Sarem Fassi Fihri. Ils ne cachent d’ailleurs pas leur désir de jouer les troubles-fête. En 2004, ils ont fait coà¯ncider la première édition du festival international du film de Duba௠avec le festival de Marrakech. Du coup, plusieurs invités avaient cédé aux sirènes du Golfe.
Le Maroc n’a donc plus de choix. Seule issue salvatrice pour le secteur, le renforcement de la valeur ajoutée des prestations locales. A ce titre, le niveau des ressources humaines doit être relevé et la filière cinématographique mieux intégrée. «Aujourd’hui encore, les productions étrangères viennent avec tout leur matériel. Nous leur offrons des paysages, des studios et une main-d’Å“uvre recrutée au noir et composée, en majorité, de figurants». Les opérateurs ont décelé les opportunités et commencent à investir le créneau de la formation. Une école des métiers, fruit d’un partenariat entre le groupe italien Cinecitta holding, l’institut Luce, la région du Latium et Dagham Films, a déjà vu le jour à Ouarzazate. Elle prévoit de former 200 Marocains par an dans des métiers de base de l’industrie cinématographique et audiovisuelle comme les électriciens, les artisans et les machinistes. Mais, de l’avis de M. Fassi Fihri, le déficit est plus important du côté des métiers artistiques : décorateur, scénariste et assistant. Des initiatives sont aussi lancées dans ce sens. Une école des arts visuels sera créée à Marrakech en 2006. Le projet est mené par la fondation Dar Belarj. La direction est confiée à Vincent Mellili, ancien directeur de l’Institut français à Marrakech. L’annonce en sera faite en marge de la prochaine édition du festival de Marrakech.
L’université Al Akhawayn et le groupe Segepec mènent aussi, chacun de son côté, une réflexion en interne pour la création d’un département audiovisuel. La mise à niveau passe obligatoirement par là .
