Affaires
La cacophonie régnant dans le tourisme pourrait mener à la perte de vision
Il estime que la «Vision 2010», telle qu’elle était pensée à l’origine, avait une vocation de développement global.
Sa conduite est satisfaisante, mais il y a des retards à rattraper,
notamment pour ce qui est de la création de lits et de la formation.
A son avis, les CRT ne devaient pas être confinés au tourisme,
mais pris comme l’aiguillon d’une action collective au niveau de
la région.

Considéré comme le père du contrat-programme entre la Fédération nationale du tourisme (FNT) et le gouvernement, signé en octobre 2001, Mohamed Benamour, président de KTI, explique la genèse de cette vision au sein de la FNT, dont il fut le président à l’époque, les tenants et les aboutissants de l’accord-cadre, son appréciation de l’exécution de ce contrat… Son analyse est globalement positive, même s’il émet quelques réserves sur la démarche mise en œuvre.
La Vie éco : Vous avez été à l’origine de l’élaboration du contrat-programme pour le secteur du tourisme. Comment voyez-vous l’évolution des choses aujourd’hui ?
Mohamed Benamour : Avant de faire une évaluation à mi-chemin de l’état d’avancement de ce contrat-programme, il faut rappeler sa philosophie et ses objectifs. Comme vous le savez, la Fédération du tourisme avait initié un modèle de développement permettant d’accroître la contribution de ce secteur au PIB, d’augmenter les recettes fiscales générées, d’accroître les recettes en devises et de créer 600 000 emplois nouveaux, ce qui veut dire qu’il y aura, à l’échéance 2010, 1,2 million de Marocains qui travailleront de façon directe ou indirecte dans le secteur. Cela veut dire aussi qu’il y aura 6 millions de Marocains qui vont vivre du tourisme. Puis, indépendamment des chiffres, il y a le côté restructuration des villes et des régions du Maroc, au niveau architectural, urbanistique et, au-delà de cela, du monde rural. Qui dit développement du tourisme dit aussi celui des infrastructures. Il fallait donc que le Maroc optimise l’ensemble des infrastructures existantes (routes, aéroports, etc.) pour permettre aux campagnes de se structurer au niveau des équipements de base (dessertes, hôpitaux, écoles). Donc, ce que l’on peut appeler modèle marocain de l’économie du tourisme a permis au Maroc d’avoir une stratégie claire et une visibilité, et ce afin de permettre à ce secteur, qui a été décrié durant plus de trois décennies, de devenir un acteur majeur dans l’économie nationale et une locomotive de croissance. Cette stratégie s’articulait en fait autour de quatre axes majeurs. La dynamique commerciale qui devait permettre au Maroc d’être compétitif par rapport aux pays concurrents du pourtour méditerranéen. A côté, il y avait aussi une dynamique industrielle qui visait à rendre le secteur du tourisme plus rentable, sachant qu’à l’époque le secteur connaissait énormément de problèmes, une dynamique financière pour que le système financier puisse accompagner le secteur à travers la mobilisation de l’épargne et la récente note de Direction des assurances va dans ce sens. Enfin, il y avait une dimension politique qui devait se concrétiser par la création d’une haute autorité du tourisme ou un conseil supérieur, une instance qui doit suivre l’avancement de la Vision 2010 en impliquant les compétences de différentes administrations.
Et donc sur le terrain…
A mi-parcours, je constate avec beaucoup de fierté que ce plan se réalise de façon satisfaisante. L’accord d’application enregistre des résultats qui honorent notre pays. Par rapport à il y a dix ans, le tourisme est devenu un secteur attractif et rentable. Ce contrat-programme va permettre au Maroc de se doter d’une force de frappe balnéaire pour les vingt-cinq prochaines années. Car il faut se projeter au-delà de 2010 à la lumière des mutations qui s’opèrent au niveau international. Nous aurons des stations de nouvelle génération (Mogador, Taghazout, Saïdia, etc.), nous aurons un positionnement offensif sur le balnéaire, car, durant 40 ans, nous avions une seule station, en l’occurrence Agadir. Le Maroc entre ainsi dans une course internationale à qui répondra au mieux à la demande du principal marché émetteur qui est l’Europe sachant que, pour ces prochaines années, c’est le balnéaire qui va primer. Parallèlement, la Vision 2010 ne s’attarde pas uniquement sur le balnéaire qui nous faisait défaut, mais a servi de base pour établir une stratégie à travers ce qu’on appelle communément les PDR (Plans de développement régionaux) pour rénover d’abord la capacité existante qui devenait vétuste et ne répondait plus aux normes internationales et ensuite accroître ces capacités dans des villes comme Fès ou Casablanca et ailleurs. Il y a aussi un élément déterminant dans la réussite de cette vision, c’est le monde rural, car elle n’atteindrait son but que si elle arrive à donner à cette population, qui représente la moitié du Maroc, des ressources pour la stabiliser à travers des activités revalorisantes, tout en préservant son patrimoine. Or, le tourisme est un facteur important pour équiper nos campagnes et les mettre sur les rails d’un développement endogène et aussi pour valoriser leur patrimoine naturel. Il faut reconnaître, et les événements récents dans la région de Khénifra le prouvent, qu’il n’y a pas assez de routes, pas assez d’écoles, pas assez d’hôpitaux, beaucoup de nos régions manquent d’équipements sociaux.
Nous sommes donc sur la bonne voie.
Les chiffres montrent que le Maroc est devenu une destination attractive puisque nous terminons l’année 2006 avec 6,4 millions de touristes, soit 2 millions de plus qu’en 2001. Les recettes en devises ont atteint 50 milliards de DH, en progression de 22 % par rapport à 2005. C’est la preuve que cette vision, qui est le fruit d’un travail de partenariat entre les secteurs privé et public, est devenue un bien collectif qui ne peut pas aboutir si tous les Marocains n’y contribuent pas. Le seul mérite que nous avons eu, c’est d’avoir initié ce projet. Voyez aujourd’hui tous ces emplois directs qui se créent au niveau des métiers du tourisme, mais aussi dans d’autres domaines comme le bâtiment, le transport, l’artisanat, etc., et cela nous permet d’envisager l’avenir avec confiance et surtout avec plus de visibilité. Non seulement pour le tourisme, mais pour l’ensemble de l’économie marocaine. Il fallait arrêter d’improviser et quand, à l’époque, j’ai parlé de revenir à la planification, on m’avait traité de fou.
Vous semblez dire que tout est rose !
Effectivement, il reste des faiblesses que nous ne pouvons occulter. D’abord, la capacité est toujours en deçà de la demande. Cela vaut particulièrement pour Marrakech et Agadir, les deux destinations phare. Nous n’avons mis sur le marché que 9 000 lits supplémentaires en 2006, alors que dans la Vision 2010, nous devions ajouter une capacité, au niveau national, de 20 000 lits par an. C’est donc moins que la moitié. Manifestement, il y a un retard sur les réalisations.
Par quoi expliquez-vous ce retard ?
Le retard est dû au fait qu’il s’agit de contrats extrêmement précis et contraignants dans la mesure où les aménageurs développeurs devaient répondre à des critères, et que l’Etat aussi devait faire des appels d’offres qui lui permettent de sélectionner non seulement le mieux-disant, mais celui qui, sur le plan de la fiabilité et de la capacité, peut répondre au mieux. Ceci sans oublier que ce sont des négociations très serrées qui sont menées dans ce genre d’affaires.
Cela dit, il ne faut pas regretter ce retard, car il vaut mieux prendre le temps qu’il faut et ne pas se précipiter pour affecter telle ou telle station. Notre objectif 2010 sera certainement atteint et cette date n’est pas une échéance nette à deux années près, l’essentiel dans toute cette démarche c’est la méthode de travail et la stratégie fixées. Il ne faut pas non plus se focaliser sur 2010, car on a attendu quarante ans. Maintenant qu’on a un instrument et des outils pour promouvoir ce secteur, il faut foncer, surtout qu’avec Colony Capital, Fadesa et d’autres noms, nous avons les plus grandes signatures internationales. Nous avons même des champions marocains qui commencent à s’impliquer dans l’aménagement développement. C’est tout à l’honneur du pays, puisque nous sommes en train de former des groupes marocains qui seront des leaders dans la promotion immobilière et touristique.
Le retard ne se limite pas qu’à l’ouverture de lits car il y a d’autres goulots d’étranglement…
C’est vrai. Il y a, par exemple, l’insuffisance de formation. Or, si nous n’arrivons pas à assurer la formation des 72 000 cadres et employés prévus par l’accord-cadre, on ne pourra pas avancer. S’il faut 18 mois pour construire un hôtel, plusieurs années sont nécessaires pour former un cadre. Certes l’OFPPT fait des efforts, mais ce n’est pas suffisant et il faut trouver des idées plus originales. Du reste, c’est au niveau de la formation que la profession aurait dû faire preuve de plus d’ingéniosité en faisant des propositions innovantes. L’accord-cadre prévoyait que le privé soit impliqué dans l’élaboration des programmes de formation, ceci d’autant plus que, pour les 72 000 emplois, nous avions la répartition entre restauration, agents de voyages, hôtellerie, etc. Le tourisme est une activité qui demande du sérieux, de la rigueur, de la discipline, de l’hygiène. Ce sont des critères nécessaires aux standards de qualité.
Solution ?
J’avais personnellement suggéré de créer une Académie du tourisme et de la paix qui devait être localisée à Rabat dans les locaux de l’ancienne école hôtelière. Le tourisme symbolise l’ouverture sur le monde et le Maroc de la tolérance. Une telle initiative permettrait au Maroc de consolider sa position et de former des formateurs pour répondre à ses besoins. L’idée est d’ouvrir également cet établissement en faveur des lauréats de certains pays amis. Cette académie serait une sorte d’institution phare pour ce modèle marocain qui fait désormais école. Cette une idée que j’ai l’intention de concrétiser. Mais il ne suffit pas de former des lauréats de qualité, il faut aussi savoir les motiver et les retenir car des pays comme la France, l’Italie ou l’Espagne sont de plus en plus demandeurs de compétences dans le tourisme et la restauration.
S’agissant des instances de pilotage de la vision, on assiste actuellement à des tiraillements entre les acteurs et l’on ne sait pas trop qui doit faire quoi ?
L’article 56 de l’accord d’application est clair sur la méthode : le partenariat public/privé constitue le socle de cette démarche qui doit s’appuyer sur des instances mixtes pour tirer profit de l’expérience inégalable de l’administration et de la dynamique motivante du privé. Or, actuellement, nous assistons à une démultiplication des interlocuteurs, à une cacophonie corporatiste, à une mauvaise circulation de l’information, et, au sein des associations, à une limite du bénévolat. Par conséquent, nous assistons à une perte de vision et de sens.
Selon vous, quel rôle doivent jouer les CRT et les Fédérations régionales du tourisme ?
Les Fédérations régionales du tourisme doivent regrouper les différents métiers du tourisme, par région et par ville, et doivent constituer un des éléments qui doivent composer les CRT. Ces derniers sont la déclinaison de toutes les forces vives dans chacune des régions (élus, autorités locales, opérateurs économiques, représentants du tourisme…). Les CRT ne devaient pas s’occuper uniquement du tourisme, mais devaient être l’aiguillon d’une action collective au niveau de la région. Il y a eu une interprétation limitative du rôle des CRT qui se sont confinés au seul domaine du tourisme alors que leur mission au niveau régional, à l’instar de la vision nationale, se devait d’être une émulation, une participation active à côté d’autres partenaires pour un développement harmonieux de toutes les activités de la cité dans le cadre d’un progrès global.
Pour remédier à cela, il faut se rendre à l’évidence que la vision sectorielle est dépassée et que nous devons entrer dans le cadre d’un développement régional intégré avec toutes ses dimensions ( économique, culturelle, sociale, urbanistique…)pour faire des régions des foyers de croissance. Mais pour cela, les régions doivent elles aussi faire du lobbying.
Vous avez milité pour l’externalisation de la Fédération du tourisme, mais ce projet est resté lettre morte après votre départ. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Avant mon départ en 2003, il y avait eu une assemblée générale de la fédération qui avait décidé de l’externalisation et ceci pour drainer d’autres opérateurs et d’autres métiers nouveaux (aménageurs, instances financières, sociétés de capital-risque, associations professionnelles, société civile etc.) pour avoir une instance plus ouverte. J’avais eu l’accord de la CGEM pour cela, mais depuis… rien.
