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Affaires

Joseph. E. Stiglitz : Mieux vaut signer l’accord de libre-échange avec les Démocrates

L’ouverture des marchés ne devrait se faire qu’à condition
de trouver une alternative aux pertes d’emplois.
Les accords de libre-échange doivent être négociés
le plus finement possible, quitte à en retarder l’entrée en
application.

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rub 349

Il y avait les libéraux et les keynésiens. Puis il y eut les néo-libéraux qui ont triomphé aux USA et en Grande- Bretagne sous Reagan et Thatcher, avant de voir leurs vues s’imposer dans les grandes institutions mondiales (Banque mondiale, FMI).
Aujourd’hui, voici venu le temps des néo-keynésiens. Ils pensent que le libéralisme présente beaucoup d’avantages, mais que le marché ne résout pas tous les problèmes parce que, disent-ils, il est imparfait dans son essence. Le chef de file des néo-keynésiens est aujourd’hui Joseph E. Stiglitz. Universitaire américain, il a enseigné dans les plus grandes universités de ce pays telles que Stanford et Yale. Il a beaucoup travaillé sur les imperfections du marché et a développé une branche nouvelle : l’économie de l’information, ce qui lui a valu le prix Nobel d’économie 2001. A titre d’exemple, il constate une asymétrie très répandue de l’information, entre consommateur et producteur, salarié et employeur, etc.
Auparavant, il était devenu le principal conseiller économique du Président Clinton, avant de rejoindre la Banque mondiale dont il a été vice-président et économiste en chef. Il en démissionne pour protester, entre autres, contre la manière dont se prennent les décisions dans les institutions internationales telles que le FMI et la Banque mondiale. Une élite non élue prend discrètement des décisions qui engagent l’avenir de centaines de millions de gens, sans avoir de comptes à rendre, ni aux contribuables des pays qui la paient ni à ceux, nombreux, qui seront affectés par ses décisions.
Parallèlement, M. Stiglitz dénonce le caractère injuste des accords commerciaux internationaux où, en gros, les pays nantis ouvrent leurs marchés aux produits que les PVD ne fabriquent pas et les ferment aux produits qu’ils fabriquent.
Mais attention : Joseph E. Stiglitz est partisan de l’ouverture libérale et des mécanismes de marché, à condition de garder à l’Etat un rôle de régulation, d’anticipation et de ne pas perdre de vue les objectifs les plus nobles tels que la lutte contre la pauvreté, l’éducation, la stabilité économique et la création d’emplois. Il recommande aux pays en développement de chercher toujours à négocier au mieux, en s’appuyant, s’il le faut, sur les opinions publiques des pays nantis, plus sensibles qu’on ne le croit à la cause des pays pauvres.
Invité par SM le Roi, Joseph E. Stiglitz vient de séjourner dans notre pays. La Vie éco a organisé à cette occasion un débat dont il était l’animateur. Interview et compte rendu.

La Vie éco : Vous n’êtes pas un adepte du néolibéralisme. Vous critiquez la disparition totale de l’interventionnisme étatique…
Joseph. E. Stigltiz
: Ce que j’essaie d’expliquer, c’est qu’il faudra que l’on redéfinisse le rôle d’un Etat. Il y a des champs d’activité où il est resté actif, mais d’autres qu’il a désertés. Le rôle d’un Etat régulateur ne signifie pas de rester en retrait de secteurs régis par la loi du marché, il faut imposer des règles de bonne gouvernance. Parallèlement, il est des règles qui n’ont pas changé et qu’il faut adapter au contexte actuel.

En somme vous prônez une approche néo-keynésienne…
Oui. L’Etat a un rôle à jouer et il ne doit pas être complètement en retrait.

De manière plus concrète quel serait le rôle de l’Etat ?
La fonction centrale et probablement la plus importante est de maintenir le système macro-économique, favoriser la croissance et l’emploi. Dans un pays comme les Etats-Unis par exemple, quand le chômage dépasse les 6%, le gouvernement doit réagir. Sa fonction est de fournir au secteur privé les moyens de travailler en établissant des règles de bonne concurrence. Enfin, l’Etat doit également investir là où le privé ne trouve pas de profit sur le moyen terme. Les infrastructures, la recherche, l’éducation, la santé, la sécurité sociale…

En recourant éventuellement au protectionnisme…
Pas nécessairement. Il est important que, lorsqu’un Etat met en place un système de démantèlement douanier, il s’assure que les destructions d’emplois qui en résulteront soient compensées, à terme, par la création de nouveaux postes issus de la naissance d’activités nouvelles. Donc, l’Etat doit réorienter l’économie de manière à éviter une aggravation du chômage.

Le grand débat qui a eu lieu au Maroc durant les années 1980 et au début des années 90 a été celui des barrières tarifaires. Est-ce une bonne chose, dans l’absolu, que de supprimer ces barrières ?
Je pense que le problème ne doit pas être vu sous cet angle. Le plus important est d’accompagner ce démantèlement par des actions créatrices d’emplois. Dans un système économique comme celui du Maroc où le taux de chômage est élevé, il y a un risque réel d’aggraver la situation. Il convient donc de libéraliser de manière sélective. Par exemple, si vous avez des barrières tarifaires qui s’appliquent aux importations d’intrants, cela pénalise votre économie. Vos entreprises ne seront pas compétitives et ne recruteront pas ou même dégraisseront un jour. En revanche, si vos barrières douanières s’appliquent à des produits finis comme des voitures de luxe, cela n’affecte pas l’économie et procure même des ressources à l’Etat.

En somme, pour préserver l’emploi, il faut recourir au protectionnisme si besoin est. Mais cela ne revient-il pas à subventionner l’emploi par l’argent du consommateur ?
Si, mais le cas aurait été pire si cet emploi n’existait plus. Parce que, à ce moment-là, tout le monde devra «subventionner» la personne sans emploi.

Dans les accords bilatéraux, le deal n’est pas toujours équilibré. Prenons le cas de l’accord entre le Maroc et les Etats-Unis. Doit-on finalement négocier au mieux et signer ou refuser de signer ?
Personne ne connaît le contenu de cet accord et il est difficile d’en juger. Le conseil que je donne à tous les pays est de lister ce qu’ils obtiennent et ce qu’ils concèdent. Le plus souvent, les pays signent un accord de libre-échange en se disant de manière «mystique» que cela va résoudre les problèmes… Dans le cas du Mexique par exemple, les salaires sont aujourd’hui plus bas qu’ils ne l’étaient avant la signature des accords de l’ALENA (NDLR : accord de libre-échange nord-américain entre les USA, le Canada et le Mexique) et le gap entre ce pays et les Etats-Unis s’est creusé. Dans le cas du Brésil et de l’Argentine, les principales exportations sont agricoles mais les Etats-Unis n’ouvrent pas leur marché à ces produits. Donc de tels accords n’apportent parfois rien à celui qui les signe.

Selon vous, dans ces accords, il n’y a de libre-échange que le nom …
Oui, vous pouvez démanteler les barrières tarifaires, mais il y a les barrières techniques (normes, règles d’origine…) et les subventions, qui sont une autre manière de se protéger en clamant que le marché est ouvert. Un accord de libre-échange ne résout pas tous les problèmes ou, en tout cas, pas forcément ceux que l’on espère résoudre.

Finalement, doit-on signer cet accord de «libre-échange» avec les Etats-Unis ?
Il faut signer, mais en négociant et surtout en prenant le temps. Pour le Maroc, le mieux à faire est d’attendre l’arrivée d’un gouvernement démocrate aux Etats-Unis. Les démocrates ont une réelle politique sociale et sont, par exemple, plus sensibles sur le volet des médicaments. Ils seraient choqués de voir qu’un accord limiterait l’accès aux médicaments pour des populations à faible pouvoir d’achat