Affaires
Investissement budgétaire : la délicate question des financements innovants
Les syndicats et les chefs d’entreprises veulent que le gouvernement se rattrape dans la Loi de finances 2020 des “oublis” de celle de 2019. Face aux besoins sociaux, la Banque mondiale prévient contre la tentation d’une réponse budgétaire.
Comme chaque année, à l’occasion de la préparation du projet de Loi de finances, la question fiscale occupe une place centrale dans les doléances formulées ici et là, et même, tout simplement, dans les attentes de citoyens anonymes. Tous espèrent, quand ils ne le réclament pas haut et fort, que l’Etat vienne à leur secours : les entreprises pour améliorer leur compétitivité (prix), les particuliers leur pouvoir d’achat.
La CGEM, le syndicat des employeurs, a déjà fait connaître ses demandes lors des Assises de la fiscalité d’avril 2019 : baisse progressive de la cotisation minimale (actuellement de 0,75% sur le chiffre d’affaires) jusqu’à sa suppression totale, réduction du taux marginal de l’IS de 31% actuellement à 25% sur cinq ans, mise à disposition des entreprises d’un crédit d’impôt pour la R&D… «C’est sur cette base que la confédération, après discussion avec les fédérations sectorielles et de régions, va élaborer ses propositions pour la Loi de finances 2020», confie un responsable de commission à la CGEM. «Nous espérons que l’Exécutif, cette fois, répondra favorablement à nos doléances, car je vous rappelle que les entreprises n’ont rien obtenu dans la Loi de finances 2019. Le gouvernement avait alors expliqué cette absence de mesures en faveur de l’entreprise par le fait qu’il fallait attendre la tenue des Assises de la fiscalité ; c’est maintenant chose faite», explique le même responsable.
Pour les salariés, les attentes sont encore plus fortes. Si les fonctionnaires ont été augmentés dans le cadre du dialogue social, ceux du privé, de loin les plus nombreux, n’ont rien obtenu, si l’on excepte la hausse de 10% du SMIG, répartie sur deux ans, à raison de 5% par an. Le dernier allègement de l’impôt sur le revenu (IR), profitable à l’ensemble des salariés, remontant à…2010. C’est pourquoi les syndicats, malgré l’accord social conclu le 25 avril dernier par trois d’entre eux, ne comptent pas “lâcher l’affaire”, comme on dit. «Si nous n’avons pas signé l’Accord du 25 avril, c’est parce que nous avions estimé que l’offre du gouvernement était non seulement inconsistante, mais, en plus, avait une portée relative du fait de son étalement dans le temps [NDLR : deux ans pour la hausse du SMIG et trois pour celle des rémunérations des fonctionnaires]. Par conséquent, pour nous, à la CDT, la question de l’amélioration des revenus reste entière. Et d’ailleurs, sur ce point nos revendications sont connues, et nous les rappellerons chaque fois que nous en avons l’occasion», déclare, à La Vie éco, Abdelkader Zair, secrétaire général de la CDT. Le premier responsable de la CDT ne précise pas quand ni comment il compte reposer la problématique des revenus, soulignant au passage que l’Exécutif n’a pas associé les syndicats des travailleurs à la préparation de la Loi de finances, «comme on aurait souhaité qu’il le fasse».
Même son de cloche à l’UMT : son chef, Miloudi Moukharik, ne veut pas se contenter de ce qui a pu être obtenu dans l’accord social du 25 avril – qu’il a signé– considérant que celui-ci n’a pas concerné les salariés du secteur privé et que, par conséquent, l’amélioration des revenus reste à conquérir.
Pauvreté : quel seuil de dépenses retenir ?
Le dossier des revenus ne semble toutefois pas être l’apanage des syndicats de salariés. L’Istiqlal, à travers l’Alliance de ses économistes, en fait un des points clés de sa contribution au débat sur le projet de Loi de finances 2020 (voir notre édition de la semaine dernière), tandis que la CGEM, elle, a déjà décliné ses propositions sur ce sujet lors des dernières Assises de la fiscalité (entre autres, une refonte de la grille de l’IR afin d’améliorer le pouvoir d’achat des ménages, d’un côté, et le taux d’encadrement des entreprises, de l’autre côté).
D’une certaine manière, la nécessité d’améliorer le bien-être de la population semble aujourd’hui faire…un peu consensus. Même la Banque mondiale, guère réputée pour privilégier l’approche sociale des questions qu’elle étudie, dans une note sur le Maroc publiée en avril 2019, a attiré l’attention sur le fait qu’il «suffirait d’un petit choc négatif pour que les personnes dont les dépenses de consommation dépassent à peine le seuil pauvreté (…)», plongent dans la pauvreté. Certes, le taux de pauvreté international (1,9 dollar US par jour en parité de pouvoir d’achat de 2011) est aujourd’hui, au Maroc, inférieur à 1%. La Banque mondiale rappelle, cependant, que si l’on appliquait le taux de pauvreté des pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure (soit 3,2 $ par jour en PPA de 2011), le Maroc, classé dans cette catégorie de pays, aurait en 2019 un taux de pauvreté de 6 %. Pis encore, avec un taux de pauvreté des pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure (5,5 $ par jour en PPA de 2011), le nombre de pauvres et de personnes menacées de le devenir explose : près de 10 millions de Marocains seraient touchés, soit un taux de pauvreté de 27% en 2019.
Cela dit, la Banque mondiale, fidèle à elle-même, ne préconise pas, face à ce défi, un traitement budgétaire. Bien au contraire, une réponse budgétaire aux problématiques sociales lui paraît même de nature à ralentir, pour le moins, le processus des réformes structurelles mises en œuvre, «ce qui, dit-elle, aurait un effet négatif sur le potentiel de croissance». Le mot est lâché : la croissance. Les problèmes, tous les problèmes, paraîtraient sous un jour nouveau, si la croissance était forte et pérenne. Et au Maroc, faut-il encore le rappeler, celle-ci n’est ni forte ni pérenne. Notamment depuis une dizaine d’années environ. Comment faire pour qu’elle le devienne ? S’il y avait une recette pour ça, cela se saurait.
L’allègement de la pression fiscale tributaire de l’élargissement de l’assiette…
Le gouvernement, en tout cas, prévoit un taux de croissance de 3,7% en 2020, au lieu de 2,7% estimé pour 2019 par le HCP et 3% réalisé en 2018. Certains analystes doutent cependant que l’on puisse atteindre 3,7% en 2020, tandis que le HCP a, lui, déjà prévu dans son Budget exploratoire 3,4% pour le prochain exercice.
Par rapport à cette prévision, le niveau des dépenses d’investissement est évidemment très important, car l’évolution de l’activité en dépend. Il se trouve que, selon des sources au ministère des finances, cette question est encore à l’étude. Parce qu’il faudra ramener le déficit budgétaire à une moyenne de 3% du PIB sur les trois prochaines années, contre 3,7% estimé pour 2019, tous les investissements ne seront pas ou ne devraient pas être financés par le Trésor. Par quoi alors ? Par des mécanismes dits innovants, comme le partenariat public-privé (PPP), la titrisation et bien d’autres types de financements non conventionnels. Mais au ministère des finances, on avoue que le choix et la mise en œuvre de ce type de financement nécessitent encore des réglages et des arbitrages. «Dans la Loi de finances en cours, 12 milliards de DH ont été prévus au titre du PPP. Il faudra voir ce que cela a donné, avant de se lancer dans ce type d’opération», déclare un responsable dans ce ministère.
Face au double impératif de booster l’investissement et de maîtriser le déficit budgétaire, la place de la fiscalité dans les préoccupations de l’Exécutif semble avoir une importance inversement proportionnelle à celle qu’elle occupe chez les contribuables, entreprises et particuliers confondus. Bien sûr, des améliorations en termes de procédures, ou de suppression de certaines distorsions pourraient voir le jour dans la prochaine Loi de finances, mais des baisses d’impôts comme on les réclame ici et là, il faudra repasser. «Le souci aujourd’hui, c’est d’élargir l’assiette fiscale. Et ceci passe, entre autres, par la révision des dépenses fiscales et la lutte contre l’informel. C’est seulement après que l’allègement de la pression fiscale deviendra possible, se justifiera même», explique-t-on encore. Il est bien vrai que les dépenses fiscales pèsent sur les finances publiques : 28,6 milliards de DH, selon le nouveau référentiel de ces dépenses, pour près de 300 mesures recensées. C’est une recette énorme à laquelle le Trésor renonce volontairement, en vue de soutenir tel ou tel secteur, telle ou telle activité. La question néanmoins est de savoir si les objectifs recherchés derrière ce soutien (augmentation de la valeur ajoutée des activités encouragées, création d’emplois, etc.) sont atteints, totalement, partiellement ou pas du tout. Ce travail d’évaluation, à ce jour, n’est pas réalisé. Le sert-il d’ailleurs un jour ? Certains pensent que oui, estimant que les moyens d’information, les données statistiques sont désormais disponibles pour s’attaquer à un tel chantier. D’autres considèrent, au contraire, que la tâche est très complexe, précisément à cause de la faiblesse de ces mêmes données…Une question tout de même: Peut-on avoir les moyens de cibler les bénéficiaires de la dépense fiscale et en être dépourvu quand il s’agit d’évaluer cette dépense ?