Affaires
Fonction publique : la réforme globale enterrée
Jugé trop ambitieux et financièrement coûteux, le projet de réforme a été bloqué par la Primature.
Le volet traitant de l’organisation et du fonctionnement de l’Administration a été jugé inconstitutionnel.
Au lieu d’une loi globale, le Premier ministre préfère adopter une démarche pragmatique en saucissonnant les mesures en décrets.

La loi relative à l’Administration et au statut général de la fonction publique ne verra pas le jour au cours des mois à venir, comme il était prévu. Le projet de loi, élaboré du temps de l’ex-ministre de la Modernisation des secteurs publics, Najib Zerouali, s’est trouvé confronté à de gros problèmes au point d’être bloqué à la Primature. Retouché à plusieurs reprises au terme de négociations ardues avec le ministère des Finances et le Secrétariat général du gouvernement (SGG), il a fini sa course sur le bureau du Premier ministre qui, en fin de compte, l’a jugé non viable dans sa formulation actuelle. Aujourd’hui on peut dire, sans risque de se tromper, qu’il est mort-né.
Pas plus tard que le mardi 15 juin, Driss Jettou, évoquant le sujet devant les représentants de la presse nationale, a reconnu que la réforme de l’Administration est une des actions cruciales pour le pays mais que, malheureusement, il y a eu du retard sur ce dossier. Retard, mais surtout, semble-t-il, manque d’efficacité selon l’un de ses proches collaborateurs, «dans la mesure où il fallait mettre très rapidement des actions de réforme concrètes dans le pipe au lieu de s’engager dans un projet trop ambitieux».
Pourtant, Najib Zerouali avait, très tôt (début 2003), lancé l’élaboration du texte. Sauf que la tâche était tellement immense, qu’il a fallu plusieurs mois de tractations entre ministères et d’interminables réunions pour préparer une première mouture qui puisse recueillir un minimum d’adhésion.
Le projet confond le domaine de la loi avec ce qui est réglementaire
Au final, la première version officielle du projet de loi n’a donc été adressée aux différents départements ministériels qu’en décembre 2003. Mais avec tout cela, le projet de loi n’était pas encore sorti de l’auberge pour la simple raison qu’il a été remis en cause, aussi bien sur le fond que sur la forme, par nombre de départements, notamment le ministère des Finances, le Secrétariat général du gouvernement et même la Primature.
Comptant 200 articles, le projet de loi se présentait en deux livres, dont le premier traite du fonctionnement et de l’organisation de l’Administration publique, et le second du statut général des fonctionnaires. Or, sur le plan normatif, des réserves ont été émises, essentiellement par le SGG, gardien du temple en matière de législation. En résumé, ce qui est reproché au texte élaboré par l’ex-ministre Najib Zerouali, «c’est qu’il confond entre ce qui relève du domaine de la loi et ce qui relève du réglementaire». Plus concrètement, pour les auteurs de ces réserves, «on ne peut pas mettre dans un même texte de loi des dispositions qui régissent la carrière des fonctionnaires et d’autres qui concernent plutôt l’architecture de l’administration». Du coup, c’est tout le premier livre du projet, qui compte 43 articles, qui doit passer à la trappe pour cause de «mélange des genres». Est-ce à dire que le projet de loi était inconstitutionnel ? Tel est l’avis du SGG, qui n’est pas partagé par les experts étrangers et locaux consultés par le département de la Modernisation du secteur public, qui avaient, à l’époque, jugé le projet de loi parfaitement conforme à la Constitution. Il n’empêche, réplique-t-on à la Primature, qu’«une grande partie des dispositions contenues dans ce projet n’a pas besoin de faire l’objet d’une loi mais de simples textes réglementaires tels que les décrets ou les circulaires.»
Or, saucissonner la loi en plusieurs textes indépendants les uns des autres ou procéder par décrets ne serait pas forcément une bonne solution, de l’avis de certains experts, notamment ceux de la Banque mondiale (BM). Cette dernière, dans le cadre du programme dit d’appui à la réforme de l’administration publique (PARAP), accompagne le Maroc depuis quelques années dans les réformes de l’appareil administratif avec, à la clé, un prêt d’ajustement structurel (PAS) de 100 millions de dollars (900 MDH environ). En novembre 2003, suite à une mission au Maroc pour s’enquérir de l’état d’avancement de la réforme, les experts de la BM ont abondé dans ce sens, conditionnant le déblocage dudit prêt à la nécessité d’avoir une réforme globale. On peut lire, ainsi, dans une lettre adressée par la Banque mondiale au gouvernement marocain, le 28 novembre dernier, que l’approbation du déblocage du prêt est conditionnée, entre autres, par le passage en conseil des ministres du projet de loi sur la réforme de l’Administration et de la fonction publique. Les membres de la mission de la BM expliquent dans leur rapport que «l’approche d’un projet de loi global est nettement plus satisfaisante que celle de décrets ou de lois-cadres aux objectifs limités et parcellaires».
Zerouali a-t-il fait preuve de maladresse ?
En réalité, ce fut peut-être là l’une des maladresses qui ont coûté son fauteuil à Najib Zerouali. Comme il est expliqué auprès de sources gouvernementales, «la Banque mondiale a posé cette condition à partir du moment où le ministre de la Modernisation des secteurs publics lui a vendu l’idée qu’un projet de réforme globale était déjà pratiquement achevé, prenant ainsi de court son Premier ministre». Mais il semble que ce dernier ait pu rattraper le coup par la suite en convainquant la BM des insuffisances du projet et en obtenant ainsi le déblocage du prêt en contrepartie de l’adoption de certains décrets importants. Dans les semaines qui suivirent, le conseil des ministres approuvait deux décrets relatifs à la fonction publique, dont un sur les mécanismes de promotion et l’autre sur les grilles d’évaluation des fonctionnaires.
Toujours est-il que, malgré l’avis de la BM qui corroborait le sien, Najib Zerouali, quelques jours seulement avant de quitter son poste de ministre, avait accepté de supprimer le premier livre qui posait un problème d’inconstitutionnalité et de passer uniquement le deuxième livre en conseil des ministres. Mais ce n’était toujours pas suffisant car il restait à convaincre un autre grand opposant au projet, en la personne du ministre des Finances et de la Privatisation. Ce dernier s’appuie, pour sa part, sur des arguments d’ordre technique et surtout financier pour défendre ses positions. Les réserves émises par le département de Fathallah Oualalou lors des réunions tenues à ce sujet sont nombreuses mais on ne citera que les plus importantes. Ainsi, le ministère des Finances ne voyait pas d’un bon œil le fait que le projet de loi s’applique, outre les fonctionnaires de l’Administration, aux salariés des établissements et entreprises publics. Le ministère des Finances considère que cette disposition est contradictoire avec les textes qui régissent le contrôle financier des établissements publics, dont les conseils d’administration sont seuls habilités par la loi à modifier les statuts de leurs personnels. D’un autre côté, les dispositions du projet de Najib Zerouali concernant l’augmentation périodique et systématique des salaires de 5 % tous les trois ans, ou l’introduction de la médecine du travail dans l’administration n’ont pas été du goût des Finances pour la simple raison que cela risque de plomber les finances de l’Etat. Le ministère des Finances a également refusé en bloc d’autres mesures proposées dans le projet, notamment l’obligation de l’Etat de publier au Bulletin officiel les grilles des salaires et textes qui les régissent.
Changement de vision ou quiproquo sur la méthodologie de la réforme ?
Avec toutes ces réserves et bien d’autres, autant dire que le projet de Najib Zerouali était mort-né. Dans l’entourage de Driss Jettou, on explique qu’en fait «il y a eu un quiproquo dans ce dossier car si, sur le plan des intentions, Najib Zerouali avait une grande ambition, la même que celle qui anime le gouvernement, c’est sur le plan de la méthodologie qu’il s’est trompé». Et de poursuivre: «Ce qui peut sembler facile et faisable en théorie ne l’est pas forcément en pratique». A l’image de ses collaborateurs, Driss Jettou serait, lui, pour une approche plus soft, progressive et surtout pragmatique «pour ne pas se retrouver avec un autre serpent de mer sur les bras».
Cela dit, une question reste posée : pourquoi n’a-t-on pas indiqué à temps à l’intéressé qu’il devait procéder par une démarche progressive, sachant qu’au début de l’année 2003, quand il avait présenté son programme d’action au Premier ministre, il avait clairement déclaré son intention d’élaborer un projet de loi global ?
Le Premier ministre aurait-il changé de vision en cours de route ? Possible quand on sait qu’en dehors de ce souci de pragmatisme, le projet ambitieux de Najib Zerouali a certainement fait peur par son esprit révolutionnaire. Une attitude qui se trouve parfaitement illustrée par les propos d’un haut fonctionnaire pour qui «l’on ne peut pas, du jour au lendemain, venir chambouler cet édifice qu’est l’Administration marocaine ; si on veut la réformer, la première règle de conduite est de faire preuve d’humilité». Traduisez : on ne peut changer l’Administration d’un coup, même si on le voulait !
En définitive ce n’est peut-être pas tant l’inconstitutionnalité du texte qui a le plus pesé dans son rejet, mais plutôt l’ampleur d’une réforme difficile, voire impossible parce que trop ambitieuse.
En tout cas, Mohamed Boussaid, le successeur de Najib Zerouali, aura été averti : réformer, oui, mais s’agissant de l’administration, il faut y aller doucement
Le projet de loi qui devait révolutionner l’Administration
Le projet de loi préparé par Najib Zerouali pour réformer l’Administration publique contenait pas moins de 80 grandes nouveautés. Ci-après quelques dispositions à caractère spectaculaire, voire révolutionnaire :
• Remplacement des 70 statuts par quatre grades uniquement. Tous les salariés de l’Etat seront classés dans ces quatre grades en fonction de leur niveau d’instruction : les Bac+5 et plus seront classés au grade 1, les bac+2 au moins au grade 2, le niveau bac au grade 3 et le niveau collège (ancien brevet) au grade 4. Fini les statuts particuliers confectionnés pour chaque corps.
• Le projet se proposait de couvrir, en plus des fonctionnaires, les salariés des entreprises publiques et ceux des collectivités locales.
• L’Etat recruterait exclusivement par voie de concours supervisés par des commissions formées de personnes indépendantes des administrations qui recrutent ; suppression des recrutements directs ou sur entretien.
• Les salaires seraient unifiés entre toutes les administrations avec suppression de toutes les indemnités, à l’exception de celle de fonction.
• Publication au Bulletin officiel des textes de base régissant les salaires dans l’Administration et des grilles de rémunération.
• Révision systématique des salaires tous les trois ans sur la base d’un taux indexé sur l’indice du coût de la vie (taux d’inflation), sans toutefois dépasser un taux plafond de 5% .
