Affaires
Décompensation des carburants : Entretien exclusif avec Mohamed Louafa
L’impact de la décompensation du fuel sur la compétitivité des entreprises est un faux débat. Il n’y aura pas de décompensation du butane ni maintenant ni plus tard. Nous espérons ne pas dépasser les 28 milliards de DH de charges de compensation avec les nouvelles mesures, soit 6 à 7 milliards de DH d’économie.

Le ministre des affaires économiques et générales revient sur les dernières décisions du gouvernement de décompenser totalement le super et le fuel industriel et de baisser progressivement la subvention du gasoil. Pour Mohamed Louafa, l’impact de la décompensation du fuel sur la compétitivité des entreprises est un faux débat, et ce, pour deux raisons au moins. D’abord, parce que les entreprises qui utilisent le fuel 2 sont très peu nombreuses. La deuxième raison est que malgré la décompensation, les industriels dans des pays concurrents pour certains produits comme le Portugal, l’Espagne et l’Italie achètent la tonne de fuel trois fois plus chère. Le ministre confirme par la même occasion que le fuel ONEE sera lui aussi décompensé. Quant au butane, M. Louafa rassure : le gouvernement n’y touchera pas ! Selon lui, les dernières mesures permettront à l’Etat d’économiser plus de 6 milliards de DH sur l’enveloppe allouée à la compensation dans le budget 2014. Explications.
Le gouvernement vient de décider de décompenser totalement le fuel et le super et de réduire progressivement la subvention au gasoil. Les industriels parlent déjà d’une menace certaine sur leur compétitivité à travers une hausse de leurs coûts…
Je ne comprends pas pourquoi on parle de hausses comme si elles étaient déjà une réalité alors que ce n’est pas le cas.
Oui, mais quand vous supprimez la subvention en laissant les produits à la merci des cours mondiaux, cela veut dire que quand il y aura une hausse à l’international, elle se répercutera automatiquement sur les prix à la pompe et à la consommation…
On parle de hausses potentielles. Et tout comme il peut y avoir des hausses, il peut y avoir des baisses. Donc arrêtons de prendre les spéculations pour une réalité. Mais avant d’en arriver à cette question de compétitivité, essayons d’abord de comprendre de quoi on parle et n’induisons pas l’opinion publique en erreur. Car la décompensation du super et du fuel n’affectent pas un grand nombre soit d’opérateurs ou de consommateurs.
Pour le fuel, ne pensez-vous pas que la décompensation présente un sérieux risque pour les industriels ?
Encore une fois, il ne faut pas généraliser. Il s’agit en fait d’une poignée d’industriels.
Vous n’ignorez pas tout de même que le fuel est très utilisé chez les céramistes, les sidérurgistes, les briquetiers… Ce n’est pas rien, vous en convenez…
Pas tous. Détrompez-vous. Ce fuel industriel comme on l’appelle communément n’est en fait utilisé aujourd’hui que par un petit nombre d’entreprises dont certaines, en plus, sont des entreprises publiques. Il est faux de généraliser et de poser le problème comme s’il touchait toute l’industrie. Nous avons commandité récemment une étude qui décortique justement les facteurs et les coûts de production notamment celui du fuel dans les industries que vous citez. Les conclusions de cette étude sont très intéressantes. Je me contenterai de vous en citer les plus édifiantes. Les briquetiers et les céramistes représentent à peine 8% du volume total du fuel consommé. Chez les céramistes, le fuel représente 9% du coût de revient contre 27% pour les briquetiers.
Certes, mais pour chaque industriel pris individuellement, le poste fuel pèse lourd dans les coûts…
Nous le savons pertinemment. Le gouvernement n’est pas irresponsable et c’est pour cette raison que, parallèlement à cette mesure, le ministre de l’industrie et du commerce entamera de son côté des rencontres avec les industriels concernés pour étudier avec eux les nouvelles possibilités. Il ne s’agit plus de subventionner les entreprises en difficulté à travers leurs intrants mais directement à travers des contrats programme, secteur par secteur, avec des engagements en termes de performances. Il n’est pas sensé de subventionner pour maintenir sous perfusion des entreprises. Le Maroc ne peut plus se le permettre.
Les industriels se plaignent pourtant et assurent que la décompensation du fuel engendrera inévitablement le renchérissement de leurs coûts et donc une perte de compétitivité…
C’est faux. Je vous en donne pour exemple le prix auquel les industriels dans d’autres pays achètent la tonne de fuel. Il est de 1 293 euros au Portugal, 1 430 euros en Italie, 914 euros en France et 901 euros en Espagne. Je vous rappelle qu’au Maroc, ce prix est de 450 euros aujourd’hui. Pour la céramique, comme vous le savez, l’Italie, l’Espagne et le Portugal sont les plus gros concurrents des industriels marocains. Pourtant, ils achètent la tonne de fuel presque trois fois plus chère.
Que faire alors en cas de menaces graves sur les industries ?
Je vous le redis encore une fois : en cas de difficultés particulières et de menaces sérieuses, le gouvernement prendra les mesures nécessaires pour y remédier car nous ne pouvons pas laisser mourir notre tissu industriel. Mais le Maroc ne peut plus se permettre de dépenser des milliards de DH pour subventionner la consommation au détriment de l’investissement.
Les industriels reprochent au gouvernement d’avoir pris ces mesures sans mettre en place des dispositifs d’accompagnement…
Si les industriels parlent de dispositifs classiques d’accompagnement comme la fiscalité et les subventions telles qu’elles étaient conçues, je leur dis que ces méthodes sont révolues. Il y a aujourd’hui des dispositifs pour les exportateurs, des incitations pour certains secteurs qu’il faut exploiter au mieux.
Et pour le cas du super ?
Je vous rappelle que nous avons opté en septembre dernier pour le principe de l’indexation. Dans l’énoncé de ce principe, il était écrit que l’Etat peut, sous certaines conditions, continuer à soutenir les prix à la pompe. Cela suppose que, dans l’absolu, rien n’empêche l’Etat de décider de supprimer ledit soutien. Et depuis septembre à ce jour, quand on analyse l’évolution du marché, on se rend compte que les prix sont restés stables. Mieux, pour le super les prix à la pompe sont à la baisse par rapport à 2013 et même 2012. Cette année-là, le super était vendu à la pompe 12,18 DH le litre contre 12,02 DH aujourd’hui. Partant de là, pourquoi l’Etat doit-il continuer à bloquer des enveloppes conséquentes sur le budget et à gérer une situation compliquée sachant qu’on est dans une tendance baissière ? C’est pourquoi nous avons décidé de décompenser.
Mais si demain la tendance s’inversait et que les prix flambent, c’est le consommateur final qui paiera la facture…
Pas nécessairement et c’est ce que certains n’ont pas compris. Le gouvernement ne fuit pas ses responsabilités et si demain, comme vous dites, il y a un renversement de tendance et que nous sommes face à une crise, l’Etat prendra les mesures nécessaires préventives pour y remédier.
Vous insinuez qu’en cas de difficultés l’Etat peut réinstaurer la subvention ?
Quand il le faudra, nous apporterons des solutions mais de manière conjoncturelle et limitée dans le temps. Ce ne sera certainement plus une subvention permanente qui pèse sur le budget de l’Etat de manière indéfinie.
Ne pensez-vous pas qu’il aurait fallu l’écrire explicitement sur vos derniers arrêtés pour au moins rassurer les consommateurs ?
Au contraire, si on l’annonce dès maintenant, on peut ouvrir la porte aux spéculateurs et à des pratiques malsaines. Et puis, du moment que vous parlez de consommateurs, il faut qu’on précise une bonne fois pour toutes de qui on parle. Aujourd’hui, le super ne représente pas le plus gros du marché des carburants au Maroc. Ensuite, il faut savoir que le premier consommateur du super n’est autre que l’Etat lui-même à travers son parc automobile. Si nous voulons rationaliser la gestion des moyens et des dépenses de l’Etat, alors commençons par nous-mêmes. L’Etat ne subventionnera donc plus le super consommé par les administrations et ces dernières n’ont qu’à bien gérer leur budget carburant et rationaliser l’utilisation du parc automobile. L’autre catégorie de consommateurs du super sont les ménages et les personnes aisées. Au nom de quelle logique voulez-vous que l’Etat continue de subventionner le carburant à des consommateurs qui ont les moyens de payer leur carburant au juste prix ?
Pour le gasoil, en revanche, vous avez choisi de décompenser mais progressivement. Pourquoi ?
Au départ, il était question de procéder à une hausse de 1,20 DH par litre en une seule fois. Mais après concertation, il a été décidé d’y aller progressivement jusqu’à atteindre un niveau de subvention de 0,80 DH par litre au mois d’octobre contre 2,15 DH actuellement. Si l’on fait les comptes, on se retrouve avec une décompensation de l’ordre de 1,35 DH le litre d’ici le mois d’octobre mais comme les cours mondiaux sont dans une tendance à la baisse, cela nous permettra de gagner 0,15 DH sur les prix à la pompe ; ce qui nous donne finalement un impact final de la décompensation de 1,20 DH le litre mais étalé sur plusieurs mois.
Est-ce que ce niveau de subvention ciblé de 0,80 DH le litre est définitif ou peut-on s’attendre plus tard à ce qu’il baisse encore jusqu’à disparaître ?
Tout est possible dans l’absolu mais il ne sert à rien de spéculer sur le moyen et le long terme. Nous avons préféré d’abord donner de la visibilité pour l’année 2014. Pour 2015, on en parlera au moment opportun.
Que prévoyez-vous de faire si demain les propriétaires de taxis et les transporteurs décident d’augmenter leurs tarifs? Si les prix au détail des légumes et denrées alimentaires flambent à cause de la hausse des prix du gasoil ?
Je vous rappelle qu’en septembre, au moment de mettre en place l’indexation, le gouvernement avait aussi annoncé un dispositif de restitution pour atténuer l’impact de la hausse.
Mais vous savez bien que c’est une mesure qui est restée sur papier et qui n’a jamais fonctionné…
Cela ne relève pas de la responsabilité du gouvernement. Ce sont les professionnels qui n’ont pas fait appel à ce mécanisme.
Parce qu’ils estiment que la procédure est trop compliquée.
C’est faux. La vérité est que la procédure est simple mais elle pose un problème de transparence dans la mesure où les transporteurs sont obligés de dévoiler leur vrai chiffre d’affaires.
Mais cela ne règle pas le problème du citoyen pour autant
L’Etat devra mettre en place les moyens de contrôle pour faire en sorte que certains transporteurs ne profitent pas des hausses des prix à la pompe pour faire flamber leurs tarifs. Mais l’Etat ne peut pas tout faire et tout contrôler. Les Marocains doivent eux aussi apprendre à réclamer leurs droits, à faire respecter la loi, à dénoncer les dérapages et les abus.
Maintenant, après ces premières mesures de décompensation, à qui le tour ? Certains craignent déjà la décompensation du butane par exemple. Peut-on s’y attendre ?
Non. Il n’y aura pas de décompensation du butane ni maintenant ni plus tard.
Le gaz butane est le deuxième plus gros consommateur de subventions. Quelles sont les raisons pour lesquelles on hésite encore à le décompenser ?
Deux raisons principalement. Grâce au gaz butane, les ménages marocains n’utilisent plus depuis longtemps le bois et le charbon qui portaient atteinte à nos forêts et à l’environnement. Le gain réalisé grâce au butane est inestimable et nous ne pouvons revenir en arrière. Le butane est nécessaire et vital. D’un autre côté, ce produit a contribué et contribue encore fortement à l’amélioration des conditions de vie des Marocains. Nous ne pouvons pas le toucher. Mais le problème du butane n’est pas tant dans la consommation des ménages. Récemment, des simulations qui ont été faites par l’administration ont démontré que si chaque mois l’Etat donnait gratuitement une bouteille de gaz butane de 12 kg à chaque ménage, cela lui coûterait en tout et pour tout 6 milliards de DH par an alors que l’Etat dépensera cette année 24 milliards pour le butane.
Comment expliquez-vous cela ?
Je l’explique par le fait que le gaz butane subventionné est utilisé dans des activités économiques et c’est cela qui pèse le plus lourd.
Finalement, combien ces mesures permettront-elle d’économiser sur le budget de l’Etat ?
Dans la Loi de finances 2014, nous avons réservé un budget de 35 milliards de DH. Nous espérons ne pas dépasser les 28 milliards avec les nouvelles mesures, soit 6 à 7 milliards de DH d’économie.
