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Dar Dbagh Chouara : Les tanneurs à fleur de peau

• La tannerie de Fès a fortement ressenti les conséquences de la pandémie.
• Bien que celle-ci commence à s’apaiser, ce secteur qui pèse lourd dans la balance économique et commerciale de la ville souffre encore.
• Voici où en est la situation aujourd’hui et la réalité du secteur et de ses acteurs…

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Fès, cité impériale, cité millénaire, commençait à renaître de ses cendres grâce à la sollicitude royale et au programme de réhabilitation qui touche depuis près de cinq ans l’ancienne médina. Le vrai cœur de la ville unit spiritualité et savoir-faire artisanal et industriel, jadis connu sous l’appellation de «Sanâa»… Mais, depuis deux ans, comme partout dans le pays et de par le monde, surgit la pandémie qui, non seulement a profondément marqué certains secteurs mais en a littéralement anéanti d’autres. En témoigne un qui passait souvent pour l’image de marque de cette médina, en l’occurrence la tannerie.

Figurant depuis longtemps sur tous les circuits touristiques, l’histoire de la tannerie traditionnelle est liée à l’histoire même de la médina, à Fès où elle a été, 12 siècles durant, soit depuis la fondation de la ville, une réelle source de richesse pour l’industrie de la tannerie, à telle enseigne qu’on lui a consacré un proverbe populaire de l’époque à la mesure de son importance. On disait alors «Dar Dbagh, Dar Edheb», (Maison du tannage, Maison de l’or).

Dans son livre «Rawd al-Qirtas», Ali bnou Abi Zara’, relève, vers l’an 1325, qu’il y avait environ 86 maisons de bronzage dans la vieille ville de Fès, dont il ne reste actuellement que 3 maisons: Chouara, Sidi Moussa et Aïn Azliten. Dans le cadre du programme de réhabilitation, ces trois maisons de tannerie de Fès ont d’ailleurs bénéficié d’un ensemble de programmes et de mesures d’accompagnement, comme des opérations de restauration et de réhabilitation, la marque collective de qualité «cuir véritable», l’acquisition d’équipements techniques et d’équipements de protection individuelle…, en plus de la programmation des cours de formation au profit des tanneurs, apprend-on auprès de la Chambre de l’artisanat.

Chiffre à l’appui, la Chambre nous fait savoir qu’au niveau national le chiffre d’affaires du secteur du cuir s’est élevé à plus de 2,5 MMDH, soit 11% du chiffre d’affaires total du secteur de l’artisanat et qu’au niveau national, aussi, le secteur du cuir occupe 8,7% du total des artisans traditionnels travaillant dans le secteur de l’industrie traditionnelle et que les maisons de bronzage traditionnelles emploient plus de 1 800 enseignants et tanneurs. Au niveau de la ville de Fès le chiffre d’affaires du secteur du cuir s’est élevé à plus de 1,2 MMDH, soit 40% du chiffre d’affaires total du secteur de l’artisanat dans cette ville, qui s’élevait à 3 MMDH. Le secteur du cuir à Fès emploie plus de 15 000 artisans traditionnels, soit 41% travaillant à Fès. Les maisons de bronzage traditionnel de la ville occupent plus de 800 enseignants et tanneurs, soit 45% du nombre total de tanneurs traditionnels au niveau national.

L’aboutissement des projets d’infrastructures dans la filière cuir et des mesures d’accompagnement est l’aboutissement de la démarche participative globale adoptée et des efforts intenses et dynamiques entre le ministère, les collectivités locales, les élus, les professionnels et toutes les administrations concernées, à commencer par le stade de proposition et de conceptualisation jusqu’à la réalisation et le téléchargement, où le volume des investissements publics dans le secteur a dépassé jusqu’à présent le milliard et 369 millions de dirhams.

C’est bien beau mais…

Ces chiffres, datant de 2018, reflètent une belle réalité d’un secteur en pleine expansion, cependant et malgré son importance, le secteur du cuir souffrait déjà, bien avant l’avènement de la pandémie. En effet, un certain nombre de problèmes, tant au niveau de l’approvisionnement en cuir brut et en matière de tannage végétal que de la commercialisation des produits en cuir, aussi bien au niveau national qu’international, en plus de la faible participation des jeunes aux effectifs de la filière cuir dans les établissements de formation professionnelle, entravaient la bonne marche du secteur, ce qui menace sérieusement la pérennité de l’artisanat de cette filière. Mais alors qu’on s’apprêtait à se pencher sur ces problèmes afin d’étudier les voies efficaces pour leurs solutions, ainsi que les conditions de travail des artisans toutes branches confondues, la crise sanitaire s’est déclarée et tout était alors à l’arrêt. Une trêve forcée de près de deux ans qui a mis à plat tout le secteur, artisans et professionnels compris.

Malgré l’éclaircie de ces derniers jours, l’image est toujours terne. Un tour à la prestigieuse tannerie Chouara en donne une idée sur la triste réalité de la médina en général et de la tannerie en particulier. Sur le chemin entamé à Sellaline, juste après l’historique Bab Boujloud et la descente via la fameuse Talâa El Kbira, jusqu’à Chouara, en passant par la place Seffarines où quelques rares dinandiers ont timidement repris l’activité, trois magasins sur quatre affichent «A vendre», preuve que ça ne marche plus. Certains sont proposés en location, mais ils ne trouvent pas preneur. «Le commerce est mort dans toute la région, personne n’ose s’aventurer, bien que les prix de location sont au plus bas… Même ce peu demandé n’est pas à la portée des rares intéressés auxquels il faudra encore un petit capital pour relancer la machine… Les gens sont à bout et tout le monde ou presque a épuisé ses réserves… Là, on n’a qu’à attendre et espérer…», nous a expliqué Slimane, un porteur du coin qui a ajouté que du temps où ça marchait à Chouara, il lui arrivait de travailler 10 à 11 heures par jour, sans arrêt… «Aujourd’hui, c’est à peine si on nous appelle un jour sur trois, pour transporter une livraison… La plupart du temps c’est juste par charité ou solidarité… De l’aumône masquée en quelques sorte…», dit-il.

«Les répercussions de la crise sanitaire sont donc toujours là et sont même très ressenties…», de l’avis de Bennasser El Ammari, membre de la Chambre de l’artisanat de Fès et président de l’Association des maîtres tanneurs à la tannerie Chouara. Il explique ainsi que «le secteur a trop souffert et surtout les professionnels, les ouvriers et les artisans. Pour ces gens, la crise persiste encore, en ce sens qu’ils en subissent les séquelles jusqu’à aujourd’hui…». La crise du secteur s’amplifie, car la pandémie en a eu profondément raison. Une situation qu’El Ammari explique par le fait que «près de 70% des tanneurs et ouvriers qui animaient ce marché ont carrément changé de métier. De plus, une grande partie des acteurs du secteur, rentrés chez eux pour cause de pandémie, ne sont pas revenus, du coup c’est la faillite totale du secteur et de la tannerie qui survit aujourd’hui…».

A ce propos, Abdelhalim El Fizazi, tanneur et membre de la Chambre de l’artisanat, précise que «ces artisans n’ont besoin que de très peu pour faire tourner la machine. Malheureusement et compte tenu des circonstances actuelles, même ce peu ils n’arrivent pas à le trouver… Pour ceux qui viennent d’ailleurs, ils doivent d’emblée avoir de quoi subvenir à leurs besoins quotidiens pour se mettre au travail, le fait est que, durant tout le temps d’arrêt, ils ont consommé leurs réserves, du coup ils se trouvent aujourd’hui sans le sou… Quand on pense qu’en majorité ils ont des familles à charge, on imagine l’ampleur de la crise et je dirai le degré de misère dans lequel ils sont aujourd’hui…».

Même son de cloche du côté d’El Ammari qui note encore que «ces gens ont dû, deux ans durant, faire vivre leurs familles et subvenir à leurs besoins quotidiens. Certains n’avaient d’autre solution que de recourir aux prêts, d’autres, dans l’incapacité d’opter pour cette solution, ont dû vendre leurs biens, leurs meubles ou tout ce qui pouvait leur rapporter de quoi vivre… C’est dire tout le degré de précarité qu’ont atteint aujourd’hui ceux qui faisaient les beaux jours d’un secteur jadis florissant…», déplore le président de l’Association avec beaucoup d’amertume…

Pour revenir au semblant de reprise que vit le secteur depuis quelque temps, on s’est demandé ce qui peut concrètement être fait, pour réussir une sortie de crise avec le moins de dégâts possible.

A ce sujet, les professionnels sont unanimes, ils appellent tous et en urgence, à un fort soutien aux artisans pour qu’ils puissent vivre et faire revivre non seulement le secteur du cuir et les tanneries mais aussi l’ensemble de l’artisanat marocain qui se veut, depuis longtemps, un promoteur attitré de l’image du pays.

A cet effet, Bennasser El Ammari préconise «un soutien financier aux artisans, au même titre que ce qui a été fait pour les épiciers par exemple… Le fait est que ces gens n’ont besoin aujourd’hui que de petits capitaux pour se mettre au travail, il est donc impératif de se tourner vers eux et de leur donner un coup de main en vue d’une reprise réussie…».

Le secteur tout comme les tanneurs attendent et espèrent. Une sollicitude et une attention particulière seraient aujourd’hui les bienvenues pour sauver ces gens et, à travers eux, tout le secteur, mais a-t-on toutefois fait quelques pas dans ce sens et est-ce qu’il y a eu des démarches visant cette issue ?

A cette question précise, El Ammari fait savoir qu’aussi bien «au niveau de la Chambre que de l’association il y a eu des demandes et des propositions, notamment de l’octroi de crédits, des microcrédits avec facilités de remboursement. Ceci représenterait un réel soutien aux tanneurs et aux artisans en général…», et d’ajouter : «Il faut dire qu’il y avait eu au début des promesses, puis c’est devenu impossible et irréalisable et ledit soutien n’a jamais vu le jour, bien qu’il est plus qu’urgent aujourd’hui de soutenir l’artisanat, vu que c’est l’un des secteurs sinon le seul qui a le plus subi les effets de la pandémie…»… Selon El Ammari, ces petits prêts pourraient assurer une bonne relance, voire une réelle relance qui va redorer le blason d’un secteur qui se meurt, sinon déjà mort, comme souligné par les professionnels…

Et pourtant ça bouge encore…

Il est vrai que rien n’est plus comme avant. Il est aussi vrai qu’à Dar Dbagh Chouara de Fès, il y a encore de l’action, quelques rares tanneurs, las des effets d’un arrêt forcé, ont repris de l’activité dans ce qu’ils appellent avec beaucoup d’amertume «un semblant de reprise». Fondée au 16e siècle, la tannerie de Chouara est la plus grande et la plus célèbre tannerie de Fès ; elle est aussi la plus ancienne puisque, selon les chroniqueurs, elle remonterait au moins à la période saadienne,

Composée de nombreux bassins en pierre remplis avec une vaste gamme de teintures et de liquides divers, quelques tanneurs y sont revenus, certains sont plongés jusqu’à la taille dans les colorants, leurs visages crispés cachent toute la joie et le dynamisme qui marquait, il y a peu de temps avant, leur labeur. Il est clair que ce travail, ils le font aujourd’hui sans trop y croire et montrent à quel point ils sont conscients que leur secteur d’activité ne connaîtra plus de beaux jours, si toutefois il continue à exister. Défiant la chaleur de cette journée automnale ensoleillée et les fortes odeurs qui ont toujours distinguées les lieux, ils travaillent au traitement des peaux de vaches, de moutons et de chèvres et de chameaux, suivant un processus qui n’a que très peu changé depuis l’époque médiévale,

Ces peaux sont tout d’abord trempées dans un mélange de thym, de chaux vive, d’eau et de sel. Ce mélange contribue à décomposer la résistance du cuir, détacher l’excès de graisse et de chair, et des poils qui sont restés collés. Les peaux y sont trempées pendant deux à trois jours. Vint ensuite le tour des «lebbata», une dure tâche qu’on accomplit penché sur un tréteau afin de supprimer à la main les excès de poils et de graisse en vue de préparer les cuirs pour la teinture. Les peaux sont ensuite trempées dans un autre ensemble de cuves contenant un mélange d’eau et de fiente de pigeons qui contient de l’ammoniaque qui agit comme agent adoucissant qui permet aux cuirs de devenir malléables afin qu’ils puissent absorber le colorant. Là, c’est alors à la force des pieds qu’on agit. Voir ces gens défier les aléas de cette mauvaise passe piétinant rigoureusement les peaux et les malaxer jusqu’à trois à quatre heures, sans arrêt ni remplacement, pour leur donner la souplesse souhaitée, laisse aussi réaliser combien ces gens ont le cœur à l’ouvrage, malgré la crise… Ces peaux sont ensuite placées dans des bassins de teinture contenant des colorants végétaux naturels, tels que la fleur de coquelicot pour le rouge, le henné pour l’orange, le bois de cèdre pour le brun, la menthe pour le vert, les écorces de grenadines pour le marron, et le safran pour le jaune, dit «Ziouani» comptant comme la plus haute qualité en matière de cuir destiné à la fabrication des babouches (balgha)… Un produit à ce jour vendu cher, mais, disent des tanneurs en guise de plaisanterie, «quoi qu’il coûte, son prix demeure loin d’être à la hauteur pour récompenser les efforts et les souffrances des tanneurs»

Le travail assidu et les gestes millénaires de ces hommes défiant la crise et ses répercussions ajoutent un cran à la fascination que l’on ressent à visiter ces tanneries en dépit des odeurs désagréables. En hauteur, tout autour des lieux, les terrasses qui jadis ne désemplissaient pas de baladeurs et de touristes marocains et étrangers, sont aujourd’hui désertes… Abdenbi, un tanneur, improvisé guide, qui propose de nous faire visiter les lieux, explique cela par le fait que «le tourisme aussi n’est pas en forme… Où en sommes-nous de 2017, où Fès avait comptabilisé, si je me souviens bien, près de 950 000 nuitées touristiques; m’avait-on dit et les deux tiers de ces touristes étaient passés par Chouara». Et d’ajouter qu’à Fès, «quand la tannerie va, tout va»… Aujourd’hui, dit-il encore, «rien ne va plus… On fait semblant de travailler, on fait de notre mieux pour nourrir nos enfants, on attend et on espère…».

Un espoir grandissant des acteurs du centre d’activité principal de Fès, à savoir les tanneries. Sur près de 90 000 habitants de la médina, pas moins de 30 000 sont des artisans. Près de 500 d’entre eux travaillent comme maîtres artisans dans les 1 200 bassins et les ateliers de Chouara, d’où l’importance du secteur et la nécessité d’aller à son secours.

Engagés face à la crise

En effet, il est grand temps de se mettre au travail, en réponse aux appels et sollicitations des professionnels et des artisans, surtout que les effets de la pandémie les asphyxient considérablement en l’absence de toute solution concrète. Consciente de cette nécessité et l’urgence d’agir, Fatima-Zahra Ammor, ministre du tourisme, de l’artisanat et de l’économie sociale et solidaire, a tenu une séance de travail avec les présidents des Chambres d’artisanat. Cette rencontre a été l’occasion de mobiliser les acteurs en partenariat avec le ministère sur les principaux chantiers, notamment le projet royal de couverture sociale des professionnels visant à inclure dans une première phase plus de 750 000 artisans à travers le Royaume, la mise en place du Registre national de l’artisan dans le cadre de la loi 50-17 pour l’organisation et la restructuration du tissu d’acteurs et la stratégie de relance du secteur à travers la formation, la dynamisation des infrastructures existantes et la commercialisation digitale. Soulignant l’importance des défis qui attendent l’artisanat dans les années à venir, la ministre a fait part de sa détermination à redynamiser le secteur à travers une approche collaborative avec les Chambres d’artisanat. Dans ce sens, la vision sectorielle reposera à la fois sur la structuration du tissu d’acteurs et l’amélioration de l’offre, tout en stimulant la demande nationale et internationale. De leur côté, le président de la fédération et les présidents de Chambres ont fait part de leur engagement pour le développement et les chantiers du secteur. Ils demeurent mobilisés pour accompagner le projet royal de couverture sociale fortement attendu par les professionnels. Il a également été convenu, lors de cette rencontre, de travailler dans un futur proche, en partenariat avec les chambres d’artisanat, sur une nouvelle vision et une feuille de route sectorielles adaptées au paradigme économique post-Covid-19.