Carrière
L’ascenseur social fonctionne-t-il au Maroc ?
Dans les entreprises privées, le détenteur du capital fait d’abord confiance à la famille et aux proches. L’école ne joue plus son rôle de vecteur de promotion sociale. Les jeunes ont plus de mal à croire en l’égalité des chances.

Il est tout jeune. Sorti d’une grande école de commerce, il est devenu DG de son entreprise où il est entré, il y a à peine deux ans, après s’être fait la main dans plusieurs départements sous l’aile de cadres chevronnés. Parcours atypique, mais normal pour ce jeune(appelons-le X) dont le papa n’est autre que l’actionnaire majoritaire de l’entreprise. En clair, le propriétaire du capital ne laisse personne gérer à sa place, même s’il y a plus compétents que lui dans l’entreprise. Difficile de critiquer de telles promotions, très fréquentes dans le secteur privé. Mais dans bien des entreprises dirigées par des managers non actionnaires, il est aussi préférable de porter tel ou tel nom, venir d’un quartier, d’une ville bien renommée ou avoir fréquenté un lycée bien coté, type Mission de préférence, pour espérer gravir les échelons selon ses compétences.
Le secteur public n’était pas non plus épargné par ces pratiques, même si les textes pouvaient constituer un garde-fou. Ce qui fait dire à beaucoup que l’ascenseur social ne fonctionne pas au Maroc. Un simple sentiment ? En tout cas, c’est une gageure que de le gommer de l’esprit de ceux qui se sentent mis à l’écart parce que n’étant pas nés au bon endroit ou dont les parents sont d’origine modeste.
De quoi parle-t-on exactement ? Selon le sociologue Ahmed Al Motamassik, «l’expression ascenseur social est une métaphore qui dénote d’une réalité sociologique traduite, d’habitude, par la notion de mobilité sociale». Par mobilité, on entend «la capacité, pour un individu, de changer de position sociale». M. Al Motamassik précise que cette dynamique de l’ascension sociale ne peut s’instaurer que par la méritocratie.
La famille reste un milieu déterminant de mobilité sociale
Selon des statistiques du Haut commissariat au plan (HCP), rendues publiques en 2013, il s’avère que certains groupes ont beaucoup plus de mal à franchir des paliers que d’autres dans la hiérarchie sociale. Par exemple, «les chances des descendants d’un ouvrier ou manœuvre d’accéder à la catégorie des employeurs non agricoles, cadres supérieurs ou membres des professions libérales demeurent limitées à 1,9%». Autres données, seulement 14,8% des ruraux ont «connu une mobilité ascendante» contre 51% de la population urbaine. L’étude fait ressortir par ailleurs que «la famille reste un milieu déterminant de mobilité sociale dans la mesure où elle permet la transmission des différents types de capital aux descendants et, dans une moindre mesure, permet de les acquérir».
Ces données prouvent parfaitement le ressentiment d’une partie de la population qui ne croit pas à l’égalité des chances. Ce sentiment est particulièrement présent chez les jeunes. Et quand on parle de cette catégorie, le rôle de l’école comme vecteur de promotion sociale revient en surface. Cette institution est, de nos jours, désavouée eu égard au niveau élevé du taux de chômage des diplômés, même si les statistiques du HCP montrent que le niveau d’instruction constitue un facteur déterminant. On y relève que chaque année de scolarité améliore les chances d’ascension sociale de 13,7%.
Aussi bien Essaid Bellal qu’Ahmed Al Motamassik mettent en cause les défaillances du système éducatif. Ils parlent précisément d’«une école à deux vitesses». On revient à un facteur déterminant : la situation familiale. Faute de moyens, beaucoup se contentent de l’école publique, victimes de préjugés défavorables, ou ne «font pas les études qu’ils désirent», selon M. Bellal. Avec des diplômes peu cotés, ils ont du mal à trouver un emploi et s’ils s’en sortent, sont confinés au bas de l’échelle. «Les postes de décision restent l’apanage des lauréats des écoles étrangères ou privées», constate le sociologue.
Plus d’équité dans le secteur public
Pourtant, il fut un temps où il était possible de s’en sortir à la force du poignet. Toujours selon M. Al Motamassik, l’école a joué le rôle d’ascenseur social déterminant entre l’Indépendance et les années 80. Compte tenu des besoins du pays en compétences, des enfants de simples agriculteurs ou d’ouvriers ont pu accéder à des postes de décision dans le public comme dans le privé. La machine s’est grippée depuis le début des années 90. Cette situation prévaut précisément dans le privé. Dans le public, la situation est en train d’évoluer favorablement. La nouvelle Constitution a en effet changé la donne, à tout le moins pour l’essentiel des postes à responsabilités qui font désormais l’objet d’un appel à candidature. De manière plus prosaïque, il n’est plus question d’être «fils de…» ou «proche de…» pour décrocher la timbale.
Jamal Amrani, ancien DRH et DG du cabinet de conseil en RH Jadh, voit même l’évolution globale avec plus d’optimisme. A l’en croire, «le développement économique permet, dans une certaine mesure, à des personnes issues des classes défavorisées d’avoir aussi leur chance à travers l’insertion et le développement professionnel d’accéder, par exemple, à des emplois de cadres». Il reste que «dans une conjoncture économique aussi difficile, les jeunes ont du mal à croire à l’égalité des chances», nuance-t-il. Et quand cette situation perdure, ce sentiment d’injustice ne peut que s’enraciner.
M.A. La vie éco
