Carrière
La question du travail groupé
Dans les approches managériales, le groupe est souvent apparu comme la solution à tous les problèmes. Mais, dans certains cas, le travail de groupe ne produit pas les effets escomptés.
Parmi les nombreuses vertus attribuées au groupe et au travail pratiqué sous cette forme, figure une espèce de sagesse qui permettrait au collectif de supprimer, lisser ou atténuer les erreurs individuelles. Non seulement le travail en groupe produirait plus de créativité et d’appropriation mais il constituerait en sus une sorte de garde-fou aux errances toujours possibles. Un ouvrage récent nous affirme que ces bienfaits sont parfois illusoires: les groupes de discussion ou de délibération auraient tendance à amplifier plutôt qu’à corriger les erreurs.
Ce constat ne manque pas d’intérêt car se multiplient aujourd’hui dans notre société les comités d’éthique censés apporter vérité, justice et efficacité au terme d’une délibération. La magie de la discussion et de la confrontation des points de vue devrait conduire inéluctablement vers cet idéal. Il en va de même dans les pratiques de management à l’heure où des équipes dirigeantes très complices renforcent leur approche collective des problèmes, à l’heure également où on attend plus d’efficacité de l’autonomie renforcée des équipes de travail de base.
Les limites de la délibération ne sont pas une découverte. Depuis longtemps les séminaires de management ont intégré des exercices permettant d’expérimenter que si le résultat d’un groupe est souvent meilleur que la moyenne des résultats individuels, il reste en général moins bon que celui du meilleur des résultats individuels. Et à l’analyse de ces travaux de groupe non optimaux on s’aperçoit que les groupes échouent à atteindre l’optimum justement du fait de la délibération et des interactions entre les membres du groupe.
On pourrait également rappeler les défauts ou effets pervers des groupes. Au-delà de la vision romantique du leadership, de la floraison d’une créativité géniale ou de l’engagement vertueux, les groupes sont aussi le lieu d’émergence de phénomènes de bouc émissaire ou, pour reprendre le thème d’une chronique déjà ancienne, du G2CE (le gros-costaud-de-la-cour-d’école) qui illustre la tendance des plus forts (en intelligence, extraversion ou affirmation de soi) à ne savoir maîtriser leurs atouts au détriment des autres et du succès du groupe.
Dans les approches managériales, le groupe est souvent apparu comme la solution à tous les problèmes: n’est-ce pas la première chose à constituer dès qu’un problème se pose ? Au-delà des évidences jamais contestées selon lesquelles on est plus intelligent à plusieurs, ou dans un état émotionnel plus favorable, le groupe de délibération repose souvent sur des hypothèses implicites que les auteurs d’un ouvrage récent[1] remettent en cause. Le groupe devrait permettre aux meilleurs éléments, aux meilleures idées ou solutions d’émerger et de se voir reconnues ; les groupes devraient agréger toutes les positions dans une diversité forcément optimale; ou mieux encore, c’est à une véritable synergie, une dynamique de la cohabitation des bonnes idées qu’un groupe devrait normalement conduire. La réalité n’est pas aussi simple.
En fait, selon les auteurs, il existe au moins deux illusions qui nous font aimer ou survaloriser les délibérations. La première est affective : après une délibération on se sent généralement mieux et entre le confort de la relation et le sentiment d’avoir bien agi ou décidé, il n’y a qu’un pas parfois trop vite franchi. La deuxième illusion est celle du nombre. On nous dit que les foules sont plus sages et que le grand nombre (la foule) donne de meilleures réponses sur l’évaluation du poids d’un objet ou la découverte d’une idée. Certes, mais les groupes statistiques sont différents des groupes de délibération ; entre le grand nombre et le petit nombre (celui d’une équipe) nous ne sommes pas dans le même ordre.
Délibérer pour échouer
Le groupe de délibération peut amplifier les erreurs pour plusieurs raisons. Si les individus ont tendance à faire des corrélations hâtives (entre l’habit et le moine par exemple) cette tendance serait encore renforcée dans les groupes, tout comme celle d’être fortement influencé par la manière dont un problème est posé : faut-il voir la bouteille à moitié pleine ou à moitié vide ? Les groupes tendent aussi à être plus optimistes, parfois trop confiants et sûrs de leur qualité et de leur force.
Au sein des groupes se produisent des phénomènes d’influence dont les célèbres expériences de Asch sont une illustration couramment enseignée dans les manuels de psychologie sociale. Certaines personnes, du fait de l’image qu’en ont les autres, peuvent voir leur influence amplifiée ; tout comme la connaissance des réactions des autres peut biaiser la perception des personnes et rendre une position alternative encore plus difficile à tenir et assumer.
Les auteurs soulignent également les effets de «polarisation». Dans un groupe de délibération, les positions extrêmes et tonitruantes tenues par les uns et les autres (la force de la parole n’est pas forcément corrélée à sa pertinence) poussent le groupe à des décisions finales plus extrêmes ou tranchées dans cette direction. Les jurys ou les réunions d’enseignants, tout comme les amphis «démocratiques», sont un beau terrain d’expérimentation de ce biais si courant.
Enfin, un biais très important, renforcé dans les groupes, serait lié à l’information disponible pour les membres du groupe. Il leur suffit de partager de l’information pour que celle-ci prenne dans la délibération une importance que la pertinence de l’information ne justifie pas forcément. Plus une information est partagée, plus elle aurait d’influence sur la délibération nonobstant son intérêt.
Organiser la délibération
Il ne faudrait évidemment pas jeter le bébé avec l’eau du bain mais simplement prendre en compte ces biais pour tenter de les maîtriser. Les auteurs conseillent au leader ou animateur d’un groupe de délibération d’y être attentif de plusieurs manières. Plutôt que de laisser se dérouler la délibération en comptant sur ses vertus magiques, l’animateur doit savoir garder le silence car son statut dans le groupe peut brider l’expression de certains. Bien entendu, ce silence doit être actif dans l’écoute des points de vue ou informations les plus minoritaires en les suscitant. Il doit connaître suffisamment les membres du groupe pour repérer les rôles qu’ils ont tendance à jouer dans les groupes et savoir les utiliser ou les contenir en cherchant toujours à faire exprimer par chacun ce qu’il peut avoir de spécifique à apporter à la délibération.
Un animateur doit favoriser les critiques de toute position qui commence à s’imposer, en les suscitant. Il doit aussi veiller à la manière dont les résultats du groupe sont valorisés afin de motiver un succès collectif et l’action de chacun à y contribuer. L’animateur doit également être l’avocat du diable en envisageant tous les cas possibles, en remettant en question des affirmations, en suggérant des alternatives. On pourrait même changer l’ordre du jour et chercher collectivement à contrer une position collective qui commence à s’affirmer comme dans une sorte de shadow cabinet. Il ne faudrait pas oublier non plus que depuis des décennies nous disposons de méthodes comme le Delphi, qui permettent de progresser, à coup d’inputs anonymes, vers une position commune qui gomme les jeux d’influences personnelles.
Ainsi la délibération et le travail de groupe rejoignent la longue liste de ces sujets de management trop rapidement considérés comme des solutions alors qu’ils sont des problèmes. Si l’ouvrage pointe les biais menant un groupe au fiasco en approfondissant l’erreur plutôt que de la corriger, il ne faudrait pas oublier que l’utilité du groupe ne se limite pas à trouver de bonnes solutions: c’est une nécessité mais ce n’est pas le seul bénéfice possible. Les groupes de délibération, équipes et autres comités ont au moins deux autres vertus. La première est d’aider à construire des décisions que les participants peuvent s’approprier car la qualité d’une décision ne réside pas seulement dans son contenu mais aussi dans la manière dont elle est prise : chacun en fait l’expérience avec ses amis ou dans sa structure affectivo-partenariale.
La seconde vertu est de constituer un lieu d’apprentissage de relations utiles pour traiter le problème à l’ordre du jour mais aussi pour constituer une ressource en vue des problèmes futurs. Si la réunionite est insupportable, l’absence de réunions dont beaucoup se satisfont érode souvent le sens du collectif et l’entregent qui permettent d’anticiper ou de régler des problèmes plus facilement et rapidement. Comme la santé, on reconnaît leur importance quand ils ont disparu. Ces rappels de bon sens permettent de réviser quelques facilités managériales trop vite oubliées. Par exemple, les équipes dirigeantes révèlent souvent une grande complicité, une fluidité relationnelle, voire des affinités, même si les organisations demeurent des terrains de jeu politique où chacun mène sa stratégie personnelle. Les avertissements sur les groupes de délibération doivent prévenir les équipes de direction du syndrome de la locomotive (une locomotive avance d’autant plus vite qu’elle n’a pas de wagons) quand la bonne entente et la vision commune d’une équipe de dirigeants les conduisent à oublier d’entraîner tout le monde avec eux.
Il en va de même dans ces situations si populaires aujourd’hui où des équipes sans chef, en parfaite autonomie, assument leur mission parfaitement : là encore celles-ci ne devraient jamais oublier qu’un bon fonctionnement d’équipe impose des exigences que la suppression du chef ne suffit pas à combler. Que dire encore de tous les comités éthiques où l’on attend d’une franche délibération qu’elle face inexorablement apparaître la vérité comme si la délibération en était l’aune…
Le travail des groupes reste une question anthropologique de fond dans le management comme ailleurs et on n’explorera jamais suffisamment les ressources de cette discipline pour en comprendre tous les ressorts.
Juste pour poursuivre la réflexion : dans la tradition juive quand un jury était unanime à condamner quelqu’un à mort, il n’était pas exécuté. Avec sagesse on considérait que l’unanimité des hommes ne pouvait être que suspecte…
Source : inforh.com
