Carrière
La paresse, pour en finir avec la religion du travail
Pour nombre de cadres, l’idée de se réaliser dans le travail est une utopie.
Des voix s’élèvent professant la paresse comme moyen de résistance passive face à la perte de sens de l’entreprise.
Verra-t-on se développer, ici et là, dans les prochaines années, des générations de «saboteurs», plus démissionnaires que révolutionnaires ?

Avec à peu près le même enthousiasme que s’il se constituait prisonnier, comme chaque matin, Redouane se rend à son travail. Tiré du sommeil à l’aube, il passera près de trois quarts d’heure dans les transports de Casablanca (le car affrété par la société) pour rejoindre le bourdonnement de ses machines. Pour que le temps passe plus vite, il dort, quelquefois même dès son arrivée. «Jusqu’à une ou deux heures par jour», reconnaît ce salarié. Un temps tout à fait «raisonnable» au regard de son collègue qui partage le même poste et «roupille», lui, allègrement 3 à 4 heures par jour (6 heures durant le Ramadan). Dans cette entreprise qui ne respecte ni les jours fériés, ni la pause déjeuner, ni aucun droit élémentaire du travail… «tout le monde fait semblant de travailler, 9 heures par jour. Les gens dorment là où ils peuvent, derrière des machines, à la mosquée de l’entreprise. Ils discutent, font des ablutions à n’en plus finir dans les toilettes…». Autant dire qu’ici, comme dans nombre d’entreprises du pays, l’idée de se réaliser dans l’entreprise soulève une franche rigolade. On vient pour sa paie à la fin du mois, rien de plus. «On dit qu’il y a trois millions de personnes qui veulent du travail. C’est pas vrai, de l’argent leur suffirait», disait Coluche. Force est de constater que le travail relève bien plus de la stricte nécessité que du désir d’épanouissement personnel. C’est ce qui fait dire à Assia Akesbi Msefer, psychologue, que «nous devons travailler pour vivre et non l’inverse».
La France loue les vertus de la paresse
Cadres comme ouvriers sont plus que sceptiques face à la promotion de l’effort inutile vanté par la culture de management. «J’ai fait du coaching, du team-building, du e-learning et… je m’emmerding toujours autant !», disait aussi le caricaturiste Cabu. Alors, partout, un vent de désenchantement souffle. Et, paradoxalement, ce n’est pas là où les conditions de travail sont les plus dures, les horaires les plus longs que la critique survient. Au Maroc aussi, on chante les louanges du travail, symbole de progrès, d’augmentation de la fortune sociale… Non, le droit à la paresse vient d’un pays nanti. La France encore une fois ! Le pays champion de la réduction du temps de travail et des congés payés les plus longs. Bonjour paresse, ouvrage de Corinne Maier, sorti en avril 2004 et déjà best-seller, arrive dans la lignée du Droit à la paresse de Paul Lafargue sorti déjà en… 1880. Une longue tradition de paresse ou de remise en question de la place du travail.
Pour l’économiste Alain Cotta, auteur de L’ivresse et la paresse, le fainéant vise à «obtenir les mêmes résultats en fournissant le moindre effort. C’est un signe d’intelligence». Tandis que Pierre Sansot loue les vertus de la lenteur dans Du bon usage de la lenteur. Un choix de vie plus qu’un trait de caractère. Pour l’auteur qui prône une «ouverture créative au monde», «la lenteur n’est pas la marque d’un esprit dépourvu d’agilité ou d’un tempérament flegmatique».
Le fainéant disposerait d’un potentiel mal exploité
«Le fainéant rusé (celui qui a réussi à survivre aux vagues de l’optimisation du travail, des synergies organisationnelles et des sanctions disciplinaires) a de toute évidence un important potentiel. Il a de l’intelligence émotionnelle à revendre et peut apporter beaucoup à l’entreprise qui ne l’écoute malheureusement pas assez», affirme ce DRH d’une multinationale à Casablanca. «C’est aussi le premier à adhérer à toutes les politiques nouvelles de la société. A l’arrivée, être fainéant, c’est compliqué et nerveusement contraignant. Le fainéant se considère comme exploité. Il se cramponne alors comme une sangsue et c’est de bonne guerre !», souligne-t-il. «Malheureusement, ce fainéant, qui a plus de potentialités que la moyenne de ses collègues, est généralement maintenu dans sa ligne de conduite par manque de rigueur managériale, par manque de gestion des potentialités… Dommage ! Reboostés, certains repartent comme des fusées !» La balle est donc dans le camp des entreprises.
Il y en a qui dorment, d’autres taillent des bavettes ou font leurs ablutions à n’en plus finir… Pour eux la «réalisation» par le travail est une bonne blague.
