Carrière
La lutte contre la corruption : Entretien avec Fouad Benseddik, DG de Vigeo Maroc
Les administrateurs, les directeurs, les risk-managers et les auditeurs et contrôleurs sont les plus exposés à la corruption. Les structures organisées rendent compte, de façon précise, des procédures, des budgets, des dispositifs de formation, d’alerte et de reporting grâce auxquels elles ont érigé la prévention de la corruption en composante à part entière de leur système managérial
Difficile à chiffrer et souvent occultée, la corruption est pourtant une réalité dans le monde des affaires. Quels sont les secteurs et les fonctions les plus exposés? Quels sont les risques pour les entreprises ? Eléments de réponse avec Fouad Benseddik, DG de Vigeo Maroc, agence de notation sociale.
La corruption est indissociable des relations commerciales. Comment voyez-vous le phénomène ?
Le phénomène est difficile à chiffrer, car il est par définition occulte. Ce qui est remarquable, c’est l’absence d’information sur le sujet. En 2013, une étude de Vigeo a montré que 20% des entreprises nord-américaines cotées en bourse (15% en 2010) et 16% des entreprises européennes (13% en 2010) ont fait l’objet d’allégations ou de condamnations pour corruption. La Chine réprime de façon épisodique les actes de grosse corruption. Les pays pétroliers comme l’Algérie ou le Brésil sont secoués par de grosses affaires. Dans les pays comme le Maroc, la judiciarisation de la corruption concerne surtout «les petites mains».
En tant qu’agence de notation sociale, quels sont les secteurs où vous constatez le plus de cas de corruption ?
Il y a en effet des secteurs plus exposés que d’autres. Sur 32 secteurs évalués à l’échelle mondiale par Vigeo, le BTP, la pharmacie et les biotechnologies, les équipements et les services médicaux, les secteurs parapétrolier et automobile, les opérateurs dans les infrastructures et les services publics des transports, de l’eau, de l’électricité et de l’assainissement restent les plus controversés.
Quelles sont les postes ou fonctions les plus exposés ?
La vulnérabilité interne à la corruption varie bien sûr en fonction du secteur et des territoires d’activité, de l’environnement réglementaire et concurrentiel, de l’organisation et de la culture. Mais la corruption n’est jamais une fatalité. Les fonctions les plus exposées à la corruption, que ce soit par action directe ou par négligence, sont les fonctions de gouvernance, les administrateurs, les fonctions de direction, les risk-managers, les fonctions d’audit et de contrôle. Lorsque les fonctions d’orientation stratégique, de direction exécutive, d’audit et de contrôle sont alignées, les risques de céder ou de recourir à la corruption sont faibles.
Quels sont les risques pour l’entreprise ?
Une entreprise ne peut pas durablement prospérer via la corruption. Le risque majeur est celui de la dégradation inexorable des performances, car les résultats issus de l’obtention de contrats ou de permis par des procédés déloyaux ne peuvent pas être durables. Ce à quoi s’ajoutent des risques pour la cohésion du capital humain : des dirigeants corrompus ou corrupteurs ne peuvent fondamentalement compter ni sur le respect ni sur la loyauté de leurs collègues ni, en définitive, sur leur engagement professionnel. A ceci s’ajoutent les risques de réputation et les risques juridiques.
Les entreprises marocaines sont-elles sensibilisées sur cet aspect de la corruption ?
Des progrès considérables ont eu lieu au cours des quinze dernières années. Les prises de positions de S.M. Mohammed VI, dès les premiers mois de son règne, ont provoqué un tournant. Dans ses discours puis avec la nomination de Abdeslam Aboudrar à l’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC), le Souverain a fait évoluer l’aversion à la corruption du plan strictement moral vers un plan davantage institutionnel. La CGEM a bien relayé cette impulsion avec la mise en place de son numéro vert. L’action des ONG comme Transparency Maroc ou Afak a démultplié la prise de conscience. Mais il reste beaucoup à faire pour que la prévention de la corruption devienne un principe d’action admis, partagé et tangible. Parmi les opérateurs économiques, et entre eux et les pouvoirs.
Quelles sont les actions qui peuvent être mises en place ?
On ne combat pas la corruption que par des mots, mais les mots sont nécessaires. Il importe à la fois de donner de la visibilité aux engagements et de les appuyer sur des processus managériaux clairs et contrôlés. Elles sont 87% en Europe et quasi 100% des entreprises nord-américaines à afficher sur leur site internet, dans leurs rapports d’activité ou de développement durable, un engagement explicite anti-corruption. Les plus avancées (55% des entreprises nord-américaines) rendent compte, de façon précise, des procédures, des budgets, des dispositifs de formation, de compliance, de risk-management, d’alerte et de reporting, grâce auxquels elles ont érigé la prévention de la corruption en composante à part entière de leur système managérial.
Que manque-t-il aux entreprises marocaines ?
Il manque le plus souvent un engagement qui soit connu de tous, inscrit dans un code de conduite ou une charte de responsabilité sociale, et repris dans le règlement intérieur. La corruption devrait figurer parmi les fautes graves et dans la cartographie des risques sous revue de l’audit interne et du conseil d’administration. Une bonne pratique, qu’on ne rencontre que rarement au Maroc, consiste aussi à définir une politique des cadeaux, limitant à des niveaux symboliques les montants qui peuvent être offerts ou acceptés par une entreprise et subordonnant les dépassements à information et autorisation des dirigeants avec un reporting documenté. La pratique du «Whistleblowing» est très peu utilisée au Maroc. Ce dispositif de téléphone ou de mail permet en cas de soupçon ou d’incertitude face à des situations ou des comportements de corruption, de s’adresser en confiance et en toute confidentialité à une personne ou une structure responsable. Au Maroc, comme ailleurs, l’absence de management des risques de corruption peut conduire aussi à la prolifération des lettres anonymes de dénonciation et aux rumeurs qui empoisonnent le climat interne des entreprises.