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Carrière

Faudra-t-il inclure un module de s’hour dans les cursus de management ?

Malgré les interdits religieux, les pratiques païennes restent ancrées dans la société et ont gagné l’entreprise.
Patrons et politiciens recourent fréquemment aux voyants et fqhihs.
Un management directif encourage les collaborateurs à  user d’autres moyens que leurs compétences pour évoluer.

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Il y a deux ans, de nombreux Marocains avaient les yeux rivés sur la petite ville de Témara, à quelques encablures de Rabat. Les gens accouraient de toutes parts pour solliciter les prières d’un fqih, un certain Haj Mekki, qui, disait-on, pouvait soigner toutes sortes de maux. Des organes de presse étrangers sont même accourus pour faire des reportages sur un phénomène inédit. Cet épisode n’est cependant que la partie visible de l’iceberg. En effet, combien de «vieilles filles» vont faire des offrandes sur le tombeau d’un saint pour dénicher au plus vite un mari («Sidi Mers Sultan», à Casablanca, ne désemplit pas le vendredi) ! Combien de malades en font autant pour retrouver la santé. D’autres brûlent de l’encens pour éloigner les mauvais esprits ou pour conjurer un mauvais sort. Les jeunes mariées ne rejoignent jamais le domicile conjugal sans un «petit quelque chose» qui permettra à leur ménage de durer.
Comme dans pratiquement toutes les sociétés, ces croyances, qui relèvent du paganisme, sont bien ancrées au Maroc et font partie du paysage culturel. Bien plus, elles ne se limitent pas au cadre familial ou privé. L’entreprise étant une émanation de la société, on s’y adonne sans scrupules. Personne n’avouera en user, mais tout le monde vous parlera d’un fait réel auquel il a assisté. En dehors des considérations religieuses, la rationalité revendiquée en milieu professionnel pousse beaucoup à affirmer ne pas croire, souvent en toute hypocrisie, à l’efficacité des pratiques occultes. En d’autres termes, à en croire ce qui ce dit, il n’y aurait que les attardés et autres «aroubi» pour s’y accrocher.

A chaque évènement une solution appropriée
Quoi qu’il en soit, Ahmed Al Motamassik, sociologue dont la thèse d’Etat a d’ailleurs été consacrée à ce sujet, et Hakima Lebbar, psychanalyste, sont formels : l’entreprise, tout comme le milieu politique, n’y échappent pas. En outre, les adeptes se recrutent dans les deux sexes, fait remarquer Mme Lebbar.
Les pratiques sont de deux sortes. On peut recourir à un fqih pour améliorer son sort : avoir une promotion, renforcer ses relations avec sa hiérarchie, se protéger d’un mauvais sort ou du mauvais œil. Mais on peut aussi le solliciter pour écarter les ennemis ou les concurrents.
Selon Ahmed Al Motamassik, on recourt le plus souvent à de telles solutions en cas d’incertitude. «On peut les observer dans les situations critiques, comme les périodes d’embauche, de promotion, d’évaluation, de redéploiement, de restructuration, de crise ou pendant la mise en œuvre de plans sociaux…», explique-t-il.
Amulettes concoctées par des fqih ou une voyante, b’khour (encens), eau bénite, bougies, jaoui… le choix est très large. Mais, à chaque évènement sa solution appropriée.
Des anecdotes croustillantes ont été recueillies ici et là, dans un anonymat total. C’est dire la méfiance que l’on éprouve dès lors qu’est évoqué un sujet aussi «chaud».
Un cadre dans une entreprise raconte qu’une assistante a été récemment surprise, en pleine nuit, par les agents de sécurité, en train de placer quelques gris-gris, certainement pour mettre le patron dans sa poche. Deux consœurs d’une autre société s’étaient lancées dans une bataille de braseros (majmar) pour s’attirer les faveurs de leur patron commun.
L’histoire la plus rocambolesque est cette DRH surprise avec un coq dans son bureau. «Elle voulait le sacrifier afin de conjurer un mauvais sort. Elle avait une réputation de sahhara, et on ne manquait pas une occasion d’ironiser sur sa gestion des ressources humaines par l’entremise de talismans, de potions magiques et autres bkhour», raconte un témoin oculaire. Un autre parle d’un patron qui, à l’occasion de travaux de réfection des locaux de sa société, a trouvé des amulettes scellées dans les murs de son bureau. Dans ce cas, les employés ont soupçonné le patron lui-même d’avoir placé ces gris-gris dans le mur pour faire prospérer son entreprise et damer le pion à la concurrence. Pris la main dans le sac à l’occasion des travaux, il aurait affirmé être victime lui-même d’employés indélicats.
Un ancien salarié d’une école privée nous parle de sa directrice qui, dans un moment de faiblesse, lui a un jour avoué avoir son fqih attitré qu’elle sollicitait quand le niveau des inscriptions n’était pas conforme à ses espérances. Cette directice aurait ajouté : «Je ne suis pas la seule cliente de ce fqih et nombre de mes homologues, hommes et femmes, ont recours à ses services.» Des multitudes de cas similaires sont vécus tous les jours dans les entreprises.
Quant à Aïcha T., commerciale dans une société de textile, elle cherche à se protéger contre le mauvais œil. «J’ai une phobie de l’échec. Le simple fait de porter une amulette ou un talisman me rassure et me donne la certitude d’être protégée contre les mauvais esprits. Par exemple, je porte toujours sur moi un hjab de kouboul qui porte chance au travail et dans tout ce que j’entreprends», souligne-t-elle.
Quand ces pratiques sont courantes dans une entreprise, c’est qu’il y a un sérieux problème de management. «Le style directif crée l’incertitude et la crainte. Il diminue la visibilité de l’acteur par rapport aux critères objectifs de promotion, d’évolution dans l’entreprise. Dans cette situation, une promotion par exemple peut être perçue comme l’émanation de la volonté d’une seule personne dans l’entreprise, à savoir le dirigeant. Et quand on est en face de cela, on a parfois recours à des rituels pour “l’exorciser”», explique M. Al Motamassik.

Des choix qui sont à l’antipode des idées prônées en matière de management

Il n’y a pas que les salariés pour consulter les «tradipraticiens». Une curieuse histoire à fait le tour des rédactions, il y a deux ans. Les dirigeants d’une compagnie aérienne privée, inquiets de la multiplication des problèmes techniques sur leurs avions, ont fait égorger un bœuf noir sur la piste d’un aéroport de la place. Apparemment, le résultat a été probant. D’autres n’hésitent pas à solliciter les services d’un fqih pour sortir l’entreprise d’une mauvaise passe ou lui assurer un avenir radieux. Ces choix sont pourtant aux antipodes des idées prônées en matière de management, entre autres la rationalité, le suivi des objectifs, la veille et l’innovation.
M. Motamassik tente de l’expliquer, en reprenant Paul Pascon. «Nous sommes dans une société composite. Cela signifie que l’instauration de nouveaux paradigmes n’élimine pas les anciennes pratiques. Les personnes réactivent tel ou tel comportement culturel en fonction de leur perception de la situation», explique-t-il.