Carrière
Comment survivre avec deux chefs : entretien avec Abdellah El Jout, Consultant
Ne pas confondre autorité, pouvoir et influence. L’autorité est conférée par un document contractuel qui matérialise la délégation d’agir au nom d’une organisation dans un cadre précis.
Dans les entreprises, on assiste souvent à des conflits engendrés par la lutte pour le pouvoir. Dans certains cas, les collaborateurs ne savent plus à qui se référer. Qu’est-ce qui détermine ce pouvoir?
Tout d’abord, essayons de définir ce terme : «Le pouvoir de A sur B correspond à la possibilité pour A d’obtenir que dans sa négociation avec B, les termes de l’échange lui soient favorables». Ensuite, il convient de rappeler, la définition même de pouvoir fait l’objet de débats entre les différents spécialistes. Ceci concerne plus particulièrement la sociologie des organisations et de l’entreprise. Si pour certains spécialistes le pouvoir est détenu par une personne de manière formelle car elle est en haut de l’organigramme, pour d’autres, notamment Michel Crozier, le pouvoir est une relation et non pas un attribut. Ainsi, le pouvoir ne peut se manifester que par sa mise en œuvre dans une relation de deux ou plusieurs acteurs interdépendants dans l’accomplissement d’un objectif commun qui conditionne également leurs objectifs personnels. Une telle approche ouvre la porte à la possibilité de négociation entre acteurs au sein de l’organisation, perçue dès lors comme un construit social de jeux d’acteurs. Cette vision dite «politique» de l’organisation est développée dans le cadre de l’analyse stratégique des organisations.
Après ces précisions, il faut bien cerner le cadre global des enjeux de pouvoir au sein de l’entreprise. Ces enjeux résultent bien souvent du fait que les objectifs des acteurs ne sont pas ceux de l’entreprise ; le salarié n’est pas uniquement un muscle. Chaque salarié est un acteur qui dispose de marges de manœuvre en fonction de sa capacité à maîtriser les zones d’incertitudes pertinentes au bon fonctionnement de l’organisation. Il doit augmenter son pouvoir d’imprévisibilité afin d’échapper aux injonctions de l’organisation ou bloquer les concurrents.
Il découle de ce qui précède que l’organigramme est une vision trop formelle, statique et très idéalisée de l’organisation. Dans les faits, le fonctionnement d’une organisation intègre à la fois des relations formelles, bien visibles dans les organigrammes, mais aussi des relations informelles qui constituent des ressources cruciales pour agir. A ce propos, l’analyse stratégique a développé une autre grille de lecteur de l’entreprise nommée «le sociogramme» pour le substituer à la rigidité de l’organigramme. En effet, ledit outil symbolise mieux la dynamique des interactions des coalitions dominantes au sein des entreprises et dessine d’une manière plus factuelle l’esquisse des enjeux de pouvoir des acteurs sur la base des affinités, des intérêts et des obligations légales du fonctionnement.
De manière générale, il existe cinq types d’enjeux: les enjeux liés à la détention d’une compétence clé pour la maîtrise d’une zone d’incertitude (une compétence clé pertinente par rapport au système ou l’entreprise), les enjeux liés aux cumuls des rôles dedans/dehors (multiples appartenances et rôles dans plusieurs organisations), les enjeux liés à l’information (capacité à capter des informations officielles et non officielles), les enjeux liés à l’édiction des règles (l’autorité de certains individus à édicter des règles), les enjeux liés à l’obtention de la dérogation des règles ou leur annulation (la capacité de pourvoir négocier les conditions des applications de règles édictées et les possibles dérogations est un pouvoir tout aussi important que celui de les édicter).
Quand deux managers sont en conflit, comment peut-on identifier celui qui détient réellement l’autorité ?
Justement, il faut distinguer entre autorité, pouvoir et influence. Ce sont là trois choses différentes dont on a une certaine tendance à confondre dans les organisations. L’autorité est conférée par un document contractuel qui matérialise la délégation d’agir au nom d’une organisation dans un cadre précis. Cette autorité est mieux exercée quand elle est associée à une expertise ou un savoir donné dans un domaine déterminé car l’influence exercée est plus grande, étant donné la légitimité professionnelle du titulaire de l’autorité.
Il convient de rappeler que disposer d’une autorité formelle ne veut pas dire nécessairement que vous disposez de tous les relais du pouvoir. Le management moderne a connu l’émergence de la notion de leadership qui est une autorité d’influence, basée sur les relations que le leader noue avec les membres d’un groupe. Par conséquent, être un leader est une reconnaissance et non un statut.
Quoi qu’il en soit, des problèmes de gouvernance se posent si les champs de responsabilité ne sont pas clairement définis. Quel est l’impact sur les équipes ?
Il y a d’abord les conflits permanents latents ou/et déclarés liés à une compétition féroce entre les acteurs. La conflictualité occasionnée par l’absence d’une bonne définition des responsabilités génère la démotivation, des injustices et des frustrations et, à terme, un sentiment généralisé d’insécurité qui bloque tout le système.
Il faut rappeler que, d’une manière générale, l’absence des règles et des périmètres des responsabilités dans les organisations n’est pas synonyme de liberté ; il s’agit plus d’un vide structurant. Le pouvoir d’exercer une responsabilité et la règle qui le définit sont simplement inséparables. C’est pourquoi la bonne gouvernance est basée sur des règles claires de gestion qui définissent les responsabilités des uns et des autres. C’est un indice de maturité d’une organisation. Malheureusement, nous connaissons tous les multiples chartes d’éthique qui vantent la bonne gouvernance affichées dans divers espaces des entreprises qui ne sont jamais respectées.
A votre avis, quels sont les modes de gouvernance type qui favorisent la bonne gestion des hommes ?
Il n’y a pas une définition type ou une recette miracle concernant les modes de gouvernance qui favorisent la bonne gestion des RH. Il y a par contre des règles à appliquer en la matière dont la transparence et la participation dans la prise de décision, l’information, le partage des bonnes pratiques, l’équité, la définition des rôles et des responsabilités, le dialogue et la négociation, l’anticipation, l’innovation dans le domaine social et managérial et la formation des équipes. Au Maroc, plus on parle de la bonne gouvernance, moins on la voit même dans les organisations qui donnent des leçons dans ce domaine ; les organisations de la société civile et les associations des droits humains, par exemple.