Affaires
Blanchiment : les détails du projet de loi
Finances, justice, Trésorerie, banques, avocats… 41 entités impliquées
dans le dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux.
Peines de prison et amendes lourdes sont prévues.
Une unité de coordination sera créée au sein des Finances.
Le poids de l’économie informelle limite la portée du texte.

Après la lutte contre le terrorisme voici venu le temps de la guerre au blanchiment. Le gouvernement met les bouchées doubles pour faire adopter, courant 2005, son projet de loi relatif à «la lutte contre le blanchiment de capitaux». Le texte est aujourd’hui au Secrétariat général du gouvernement.
A la lecture de la dernière mouture du projet dont La Vie éco a pu se procurer une copie, le Maroc veut se donner les moyens d’effacer cette image de pays laxiste envers l’argent sale. En bon élève, il affiche sa volonté d’harmoniser la législation nationale avec les standards internationaux. Le texte s’inspire en partie des recommandations du GAFI (Groupe d’action financière relevant de l’OCDE, chargé des questions du blanchiment). Un véritable dispositif est érigé en rempart contre l’argent douteux. La mécanique, telle que pensée, met en action différentes parties. En plus des départements des Finances et de la Justice, l’article 10 du projet de loi cite 39 autres parties concernées. Un melting-pot de corps de métier : banques, Trésorerie générale du Royaume, Office des changes, avocats, notaires, fiduciaires et conseils juridiques, agents immobiliers, commissaires aux comptes, CDG, sociétés de Bourse… Les rédacteurs ont tenté de lister l’ensemble des acteurs intervenant dans des circuits qui pourraient être empruntés par les «blanchisseurs». Tous seront désormais soumis à la déclaration de soupçon. Autrement dit, ils devront, à chaque fois qu’ils auront des doutes quant au fonds d’une transaction transitant par leur établissement ou à l’identité de son auteur, en référer à l’autorité désignée.
Un grand verrou doit sauter, celui du secret professionnel
C’était prévisible, un grand verrou doit sauter, celui du secret professionnel (article 11). Très présent dans la législation nationale (code pénal et la loi bancaire de 1993), il ne sera plus opposable aux demandes de renseignements qui pourraient être formulées par l’entité en charge de la lutte contre le blanchiment, sobrement appelée par le texte «l’Unité», et qui se trouvera au cÅ“ur de tout le dispositif. Après un court bras de fer entre l’Intérieur et les Finances, il a finalement été décidé qu’elle serait domiciliée à la direction du Trésor. Les pouvoirs dont elle jouira sont larges. Elle sera une sorte de police chargée de traquer les actes financiers des criminels et groupes de crime.
Pour mener à bien ses missions, l’Unité s’appuiera sur le concours du procureur du Roi. L’article 17 du projet précise bien que «dès que les renseignements recueillis par l’Unité mettent en évidence des faits susceptibles de constituer une infraction de blanchiment de capitaux, celle-ci en réfère au Procureur du Roi, en lui précisant, le cas échéant, les services d’enquête ou d’inspection qui ont été saisis en vue de procéder à des investigations. Le procureur du Roi notifie à l’Unité les décisions définitives prononcées dans les affaires dont il a été saisi». Le procureur et le juge peuvent aussi ordonner, au cours de la phase d’instruction, le gel ou la saisie des biens appartenant à des personnes physiques ou morales suspectées d’être liées à des personnes, à des organisations ou à des activités en rapport avec les infractions de blanchiment de capitaux, même si celles-ci ne sont pas commises sur le territoire marocain (article 18).
L’intention est assurément bonne. D’ailleurs, le Maroc ne ménage pas ses efforts et met en avant ses bonnes intentions. Il est même aujourd’hui cité en exemple. Le GAFI, dans un communiqué publié le 11 février 2005, s’est félicité de la création d’un nouveau groupe régional au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (GAFIMOAN). Le Maroc figure parmi les pays fondateurs. Toutefois, bon nombre d’observateurs relèvent plusieurs limites dont souffre ce projet de loi et lui reprochent d’avoir une portée limitée au seul secteur formel.
Une simple opération de marketing à l’international ?
Un observateur averti note que «s’il s’agit d’une simple opération de relifting politique, le retour de manivelle risque d’être très dangereux pour le Maroc. Le pays a l’obligation de se protéger à l’international, sous peine de devenir l’entonnoir des mafias internationales qui sont aujourd’hui à la recherche de la moindre brèche pour s’installer dans un pays. Il ne faut pas non plus sous-estimer le poids de la pression internationale qui est exercée».
Déjà , aujourd’hui, le pays est montré du doigt. Tanger, Nador et la zone Nord, de façon générale, sont considérées, en l’absence de statistiques officielles, comme les premières régions pourvoyeuses d’argent sale au Maroc en raison de l’économie du cannabis et de l’immigration clandestine qui y fleurissent. Le chiffre d’affaires de ces deux activités à elles seules est estimé à plusieurs dizaines de milliards de dirhams. Le recyclage de cet argent et celui provenant d’autres sources douteuses va dans différents circuits. Il y a d’abord ceux qui ne sont soumis à aucun contrôle ou, lorsqu’il existe, ne verrouillent pas suffisamment le dispositif. Les spécialistes listent, pêle-mêle, les secteurs de l’agriculture, de l’immobilier, des Å“uvres d’art, des bijoux, les casinos, les investissements dans les glaciers et même les timbres postaux. Ce circuit est encore aggravé lorsque, et c’est le cas du Maroc, le secteur informel est prépondérant. «L’informel s’érige souvent en écran de fumée devant les actes de blanchiment. Les contrôles des réinjections deviennent quasiment impossibles», affirme un banquier. Lorsque le paiement cash, quel que soit le montant, devient une règle illégale mais bien tolérée, la vente sans facture largement répandue et la non-déclaration au fisc une pratique courante, on peut effectivement s’interroger sur la portée de ce projet de loi.
Incertitude sur la capacité de réaction de la Justice
Une partie prenante à la rédaction de ce texte tente toutefois de minimiser ce constat. «Les blanchisseurs ne peuvent pas choisir éternellement le secteur informel pour le recyclage de leur argent. Généralement, ils ont besoin de réaliser des opérations unitaires de volume que seul le circuit organisé pourrait leur garantir», note-t-elle. A court terme, donc, les effets de la nouvelle législation risquent d’être limités.
Il n’empêche que le système financier, le circuit bancaire particulièrement, est couramment emprunté par les blanchisseurs. C’est pourquoi le texte énumère un certain nombre de dispositions que les banques devraient mettre en place pour s’assurer de l’identité des clients et de l’origine des fonds (article 24).
Notons à ce niveau que Bank Al-Maghrib avait pris les devants et anticipé cette législation à travers sa circulaire, entrée en vigueur en janvier 2004, relative au devoir de vigilance. Cette dernière a permis, quelque part, de rassurer les organisations internationales en attendant l’adoption de la nouvelle réglementation. «Le nouveau texte viendra compléter certains points sur lesquels la circulaire est restée muette. Par exemple, elle laissait à l’appréciation des banques la définition des seuils d’alerte. Le projet de loi va définir, par contre, un seuil commun qui obligera les banques à effectuer automatiquement la déclaration de soupçon», note un directeur de banque de la place. En effet, l’article 27 du projet de loi précise qu’un arrêté du ministre des Finances précisera les sommes au-delà desquelles les banques, mais aussi les autres entités impliquées dans le processus (avocats, notaires, agents immobiliers…), devront saisir l’Unité anti-blanchiment par écrit. Les personnes assujetties devront alors attendre la décision du président du tribunal qui devra intervenir dans les 48 heures qui suivent la décision de l’Unité (article 16). Ceci soulève une autre question : quelle est, aujourd’hui, la capacité de réaction du département de la justice ? Ce dernier a lancé, depuis plus de cinq ans, en grande pompe, un projet d’informatisation des juridictions. Aujourd’hui encore, le projet n’a pas encore complètement abouti, alors que les systèmes d’information devront constituer l’outil de travail de base du dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux.
Les banques ne sont pas encore totalement prêtes
Un retard est également relevé dans les banques. Des professionnels assurent que certaines grandes institutions de la place sont toujours à la case de départ. Contactées par La Vie éco, seules quelques-unes d’entre elles ont accepté d’exposer l’état d’avancement de leurs préparatifs. A BMCE Bank, par exemple, on explique qu’en plus de la création d’un département dédié à cette question au sein du pôle Contrôle général et compliances, la banque est en train d’acquérir un logiciel capable de filtrage et d’analyse comportementale des comptes et des transactions, en liaison avec les profils de risque. «Il sera installé courant 2005», rassure-t-on.
A la BMCI, on confirme que les choses sont aussi avancées. Le personnel a été sensibilisé et le système déjà configuré pour effectuer des alertes systématiques à chaque opération douteuse.
Reste la grande question qui se pose aujourd’hui, qui est de savoir si les autres personnes assujetties à la déclaration de soupçon (les 38 corps de métier), et qui sont toutes tenues de mettre en place un dispositif interne de vigilance, de détection et de surveillance permettant de veiller au respect des obligations prévues par le projet de loi, seront en mesure de se conformer à cette obligation ?
En attendant, le projet de loi devra encore franchir plusieurs étapes, dont la plus cruciale est celle du Parlement. Plusieurs sources contactées ont formulé des craintes quant aux pressions qui pourraient être exercées en vue de l’introduction de certaines modifications qui risqueraient de vider le texte de son contenu dissuasif. Espérons que la fermeté primera sur les considérations politiciennes
