Affaires
A. Lahlimi : «La faiblesse du développement humain coûte 1 point de croissance par an»
Le capital humain non-valorisé et les déficits sociaux sont les principaux freins à la croissance.
L’amélioration de l’indice de la corruption génère des investissements et de la croissance.
Les faibles performances en matière de gouvernance économique sont handicapantes pour le PIB.

Ahmed Lahlimi
Haut commissaire au Plan
La configuration du marché du travail reflète le douteux rendement du système d’enseignement et le retard des réformes des structures économiques.
La Vie éco : De manière générale, l’économie marocaine reste sur un faible taux de croissance. A quoi cela est-il dû ?
Ahmed Lahlimi : Le Maroc est engagé dans une politique d’ouverture, dans un contexte marqué par la globalisation des marchés, des modèles de production et de consommation et par l’universalisation des valeurs qui en constituent les fondements. L’économie marocaine affronte, déjà, un monde de vive compétition commerciale, de fusions d’entreprises, de montée en puissance des nouvelles technologies et de forte demande pour les compétences qui ont vocation à structurer et à impulser l’économie de demain, celle du savoir. Dans ce cadre, le niveau de réactivité des opérateurs économiques, des acteurs sociaux et politiques et des créateurs de valeurs culturelles reste en-deçà des exigences d’un tel contexte.
Ceci est d’autant plus handicapant pour notre pays que les défis que constituent les incertitudes géostratégiques régionales et internationales, les changements climatiques, la transition démographique et les enjeux sécuritaires impliquent la mobilisation d’une grande capacité d’anticipation, de volonté d’innovation et de promotion de nouvelles bases pour un pacte social de progrès. Il est, dès lors, clair que les nœuds qui limitent les performances de l’économie marocaine et qu’il faut s’atteler à desserrer se déclinent par la faiblesse et l’irrégularité de la croissance économique, l’insuffisance de valorisation de nos ressources humaines, la lourdeur des déficits sociaux et les effets pervers d’une gouvernance en transition.
Il est ?admis que la croissance est fortement corrélée au niveau du développement humain. Or, le Maroc est encore mal classé en la matière…
Les expériences de développement dans le monde enseignent que la croissance est une condition nécessaire pour promouvoir le développement humain mais qu’une politique volontariste de développement humain est, à son tour, un facteur déterminant de la croissance. Ceci peut être illustré par des exemples. Dans les pays développés, l’augmentation de 1% de l’indice du PIB, lequel constitue le tiers des composantes de l’indicateur de développement humain (IDH), se traduit par une hausse de 0,8% de cet indicateur.
En raison du passif historique dans ce domaine et, notamment, en matière d’alphabétisation et de scolarisation, cette hausse n’a été que de 0,4% dans notre pays. Cette relation dialectique entre croissance et développement humain est, du reste, confirmée par le résultat des travaux menés au sein du HCP dans le cadre des études de prospective «Maroc 2030». Ces travaux, qui ont porté sur les sources de croissance de l’économie marocaine, ont, en effet, établi que la faiblesse du niveau de développement humain aurait fait perdre, en moyenne annuelle, à notre pays près d’un point de croissance économique, au cours de la période 1960-2004.
Il est, à cet égard, significatif que l’amorce, au cours des années 2000, d’une politique aussi soucieuse de croissance économique que de progrès social et de réduction des disparités régionales s’est traduite par une nette tendance à l’amélioration conjointe des niveaux et de la croissance et du développement humain.
Il reste qu’un pays comme le Botswana fait mieux que le Maroc en termes de conditions de vie de la population…
Il faut toujours manier avec précaution ces comparaisons entre pays. Le Botswana, peuplé de 1,8 million d’habitants, est, aussi, premier producteur mondial de diamants. Cette richesse est à l’origine des taux de croissance, parmi les plus élevés au monde, que ce pays n’a cessé d’afficher au cours des trois dernières décennies. S’il est en situation de faire mieux que le Maroc en termes de PIB par tête d’habitant, il ne va pas de soi qu’il fasse mieux en termes de conditions de vie de la population.
Certes, le Botswana est réputé pour avoir une administration démocratique, compétente et peu corrompue, mais il n’enregistre pas moins des taux de pauvreté élevés de l’ordre de 23% et une prévalence du sida qui affecte environ un adulte sur trois.
Ne pensez-vous pas que la croissance au Maroc est plutôt un problème de gouvernance?
L’étude des sources de croissance de l’économie marocaine a montré qu’au cours des 20 années considérées, les faibles performances en matière de gouvernance économique nous ont fait perdre, en moyenne, près de 1,8 point de croissance économique par an. C’est dire la centralité de la gouvernance parmi les déterminants du développement. Quand elle l’évoque, la littérature politique dans notre pays a souvent tendance à réduire la gouvernance à des dimensions juridiques, voire constitutionnelles.
Il est cependant établi que des réformes à caractère économique et sociétal visant à accroître l’effectivité de l’Etat de droit dans le monde des affaires ou la modernisation du mode de gestion de l’administration ou celui des entreprises, ou encore la moralisation de la vie publique, peuvent constituer des facteurs, autrement plus déterminants pour la croissance économique et la stabilité sociale. A titre d’exemple, des études ont montré qu’une certaine amélioration de l’indice de corruption se traduit par une augmentation substantielle des taux d’investissement et de croissance.
Le chômage est important chez les diplômés et le marché de l’emploi dominé par le salariat. Comment sortir de cette situation que vous qualifiez de caractéristique des sociétés traditionnelles ?
Il est vrai qu’en matière de chômage, les actifs diplômés trouvent relativement plus de difficultés à accéder à un emploi. Ceci doit être, cependant, nuancé. La situation est très contrastée selon le type de diplôme : les diplômés des facultés sont plus exposés au chômage que ceux issus des grandes écoles. Parmi les premiers, 27,4% seraient en chômage contre 5,1% pour les seconds. Par ailleurs, il convient, sur le plan de l’emploi, de distinguer entre zones rurales et zones urbaines. L’activité économique dans les campagnes est dominée par des exploitations familiales de tailles exiguës et des modes de gestion traditionnels où prédominent les aides familiales parmi les actifs occupés.
C’est le statut des trois quarts (3/4) des femmes occupées et de 29,2% des hommes. En zones urbaines, l’activité économique est, par contre, plus diversifiée. Le statut de salarié y est le plus dominant : près de deux tiers des actifs occupés ont un statut de salariés. 28% s’auto emploient, en général dans des petits métiers, alors qu’à peine 4,4% relèvent du statut d’aide familiale. Vous voyez ainsi que la configuration du marché du travail dénonce, par ces disparités, le douteux rendement du système d’enseignement et de formation, le retard des réformes des structures économiques, notamment dans l’agriculture, et la faible teneur en emplois du modèle de croissance économique.
Un autre paradoxe du Maroc : l’agriculture occupe 46% des actifs mais reste archaïque. Avez-vous des pistes concrètes pour la réformer ?
Dans le scénario souhaitable pour «Maroc 2030», le secteur agricole devrait évoluer vers une agriculture plurielle valorisant ses multiples dimensions économique, sociétale et environnementale. L’agriculture marocaine devrait porter à 4% la croissance de sa valeur ajoutée. Valorisant ses avantages comparatifs, notamment l’eau, les produits et les terroirs, elle serait en mesure de profiter des opportunités offertes par les engagements internationaux de notre pays.
Ce scénario décrit, à cet effet, un processus progressif de réformes conduisant à une économie rurale diversifiée sans risque de rupture déstabilisatrice où le développement territorial est pris en charge par les producteurs et leurs organisations professionnelles. Dans ce cadre, l’essor de l’agriculture capitalistique, dans les zones favorables, devrait se déployer en s’appuyant sur des partenariats public-privé, en assumant des responsabilités en matière de promotion territoriale, de valorisation de la diversité et de la qualité des produits et en assurant une gestion plus efficace et économe de l’eau.
Certains mettent en doute la réalité et la fiabilité des chiffres officiels. A quoi attribuez-vous cette méfiance ?
Il y aura toujours des gens pour contester la statistique soit par scepticisme, soit par insuffisance de culture économique, soit, enfin, par je ne sais quelle perversion ou mauvaise foi. Je pense qu’à la longue, avec un attachement têtu à son indépendance et une communication pédagogique sur ses concepts, ses méthodes et le sens de ses produits, l’institution officielle de production de l’information statistique parviendra à dissiper toute incompréhension.
