Affaires
L’industrie a créé moins de 80 000 emplois nets en 15 ans
Environ 6 000 emplois sont créés chaque année dans le secteur manufacturier.
650 000 emplois créés mais 586 000 détruits.
43 % des emplois perdus résultent de la cessation d’activité.
On ne livrera pas un scoop en disant que le pari de l’industrialisation du Maroc lancé dans les années 80 n’a pas été gagné, et la volonté du gouvernement, déclinée dans le plan «Emergence», de relancer ce secteur en témoigne largement. Cela apparaît déjà dans la part de ce secteur dans le PIB global qui, depuis les années 80, tourne autour de 17 %. Mais il l’est davantage dans la dynamique de l’emploi qui caractérise les entreprises manufacturières : seulement 77 000 emplois y ont été créés entre 1990 et 2004, soit environ 6 000 emplois par an, selon le ministère de l’Industrie et du commerce. Voilà qui confirme le constat établi par le Centre marocain de conjoncture (CMC), selon lequel la croissance marocaine est «stérile» en ce sens que la progression du PIB a très peu d’impact sur la création d’emplois. Analysant le phénomène sur trois décennies, le CMC relevait en 2004 que la moyenne des emplois créés sur cette période, tous secteurs confondus, s’est située autour de 210 000 postes, pour une croissance moyenne de 3,5 %. Il y a donc, comme disent les économistes, une inélasticité de l’emploi par rapport à la croissance économique, et c’est là que réside le principal défi que doivent affronter les pouvoirs publics. Sachant que la pyramide des âges de la population marocaine a profondément changé ces dernières années, avec un accroissement important des personnes en âge d’activité (soit 64 % de la population totale, contre 49,9 % en 1981), il faudrait, pour réduire le chômage de moitié d’ici 2010, réaliser une croissance moyenne de 5,2 % sur cette période. Mais à quoi servirait cette croissance si elle demeurait peu généreuse en termes de créations d’emplois !
Les entreprises déjà existantes sont celles qui créent le plus d’emplois
Dans une étude fort intéressante sur la dynamique de l’emploi dans le secteur industriel marocain, Lahcen Achy, professeur d’économie à l’Institut national de statistique et d’économie appliquée (INSEA), s’est, lui, attaché à comprendre cette dynamique mais en ne s’arrêtant pas à l’évolution nette de l’emploi. Pour lui, le solde net des créations d’emplois dans le secteur manufacturier est certes assez faible (64 000 emplois entre 1990 et 2002, période couverte par l’étude), mais cela cache, dit-il, l’existence de mouvements de créations et de destructions brutes très élevés. Sur la période étudiée, en effet, les créations brutes se sont élevées à 650 000 emplois contre 586 000 pour les destructions.
Normal, diront d’aucuns : la productivité apparente du travail augmente et l’économie s’ouvre progressivement, engendrant une concurrence de plus en plus vive et donc la disparition des entreprises peu performantes. Seulement voilà : si l’ouverture de l’économie, d’une part, et le passage d’entreprises à forte intensité en main-d’œuvre vers des entreprises à forte intensité en capital, d’autre part, a comme prix la destruction des emplois, il y a de quoi s’interroger sur la pertinence des choix faits en matière industrielle.
Quoi qu’il en soit, le niveau tant des créations que des destructions d’emplois au Maroc est élevé, ce qui signifie une «très forte mobilité de l’emploi dans l’industrie manufacturière marocaine et par la même une grande flexibilité sur le marché du travail», révèle l’étude de Lahcen Achy (voir entretien en page précédente).
Celle-ci apporte de nombreux autres enseignements. D’abord, et contrairement à un discours en vogue, l’essentiel des emplois créés, du moins dans le secteur manufacturier, est le fait des entreprises déjà existantes : 90% contre 10 % pour les entreprises nouvellement créées. S’agissant des destructions, ce sont là aussi les entreprises «anciennes» qui y contribuent le plus, mais de manière presque inversement proportionnelle à leur participation à la création d’emplois. En effet, sur la période considérée, «seulement» 57 % des emplois perdus le sont dans les entreprises pérennes contre 43 % dans celles qui quittent définitivement le marché.
L’industrie de l’habillement reste le premier créateur d’emplois
Ensuite, l’orientation de l’entreprise sur le marché extérieur ne semble pas avoir pesé significativement sur le niveau brut de création d’emplois. «Globalement, sur la période étudiée, les entreprises fortement exportatrices ne seraient pas nécessairement plus créatrices d’emplois bruts par rapport à celles qui le sont moins ou par rapport à celles qui servent uniquement le marché local», constate Achy.
Enfin, dans cette dynamique de création-disparition des emplois, la réallocation des emplois est observée au niveau intersectoriel mais aussi et surtout au niveau des branches. En effet, sur les 23 branches des industries manufacturières retenues par la Nomenclature marocaine des activités (NMA), 12 ont observé des pertes nettes d’emplois et 11 des gains nets d’emplois. Sans surprise, la première branche qui arrive en tête des créations est celle de l’industrie de l’habillement (l’aval de la filière) et celle qui caracole en tête des pertes d’emplois, l’industrie du textile (amont : filature et autres).
L’urgence d’une nouvelle politique industrielle, fondée sur les enseignements du passé, paraît donc une évidence. Surtout lorsqu’on sait, grâce à cette étude, que le processus de pertes d’emplois va en s’accroissant, et que cette dynamique a pris son envol précisément au moment où le Maroc a entamé son ouverture sur l’extérieur.
«Si le Code du travail est rigide, le marché, lui, ne l’est pas»
La Vie éco : Habituellement, la problématique de l’emploi est appréhendée sous le seul angle des créations nettes. Vous avez mis en évidence les processus de création et de destruction des emplois dans l’industrie marocaine. Dans quel objectif ?
Lahcen Achy : Au départ, mon objectif était de comprendre comment s’opère la réallocation des emplois suite à l’ouverture commerciale du Maroc. D’autres travaux empiriques montrent que cette réallocation se fait entre les secteurs mais également entre les entreprises appartenant au même secteur. Autrement dit, simultanément, certaines entreprises réduisent leurs effectifs tandis que d’autres les augmentent. Pour évaluer l’ampleur de ce phénomène, il n’est pas possible de s’arrêter au niveau des créations nettes. D’ailleurs, sur la période 1990-2002, la création nette de l’emploi par le secteur manufacturier n’a été que de 64 000 emplois. Or le nombre total d’emplois créés s’élève à 650 000 contre 586 000 emplois détruits. Ce sont des chiffres très élevés. D’où l’intérêt de l’approche «création-destruction».
A voir ces chiffres, le Code du travail n’est donc pas aussi rigide qu’on le pense…
Ceux qui parlent de la rigidité du marché du travail le font par référence au Code du travail. Or, cette étude qui ne fait qu’analyser les chiffres des enquêtes annuelles du ministère du Commerce et de l’industrie montre la présence d’une forte mobilité de l’emploi dans les entreprises manufacturières. Autrement dit, la rigidité présente dans les textes n’est pas tellement contraignante dans la réalité, du moins pas sur tous les segments du marché du travail. La question est de savoir s’il ne vaut pas mieux pour la collectivité avoir un Code du travail un peu moins contraignant mais qui s’applique à tous et de façon ferme.
Dans cette étude, vous tordez le cou à une idée reçue selon laquelle ce sont les petites et moyennes entreprises qui créent le plus d’emplois.
Selon les données de l’enquête annuelle du MCI, les PME manufacturières (moins de 200 employés) sont plus nombreuses (92%) mais contribuent à l’emploi uniquement à concurrence de 43 % contre 57 % pour les grandes entreprises. Mais l’enquête ne porte que sur les 7 000 entreprises structurées du secteur manufacturier. L’idée à laquelle vous faites allusion reste vérifiée lorsque vous considérez toutes les entreprises, structurées ou non, et particulièrement dans les activités de commerce, d’artisanat et de services.
Lahcen Achy Professeur d’économie à l’INSEA
